Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/308

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pureté, et dont j’avoue n’avoir pu donner ici qu’une bien imparfaite et misérable idée.

La chaleur au dehors était restée insupportable ; elle demeurait suspendue à la surface de la terre incandescente, en une couche lourde, épaisse, étouffante. L’œil croyait voir, sous la voûte azur foncé du ciel, tournoyer des myriades de petites flammes à travers une région de poussière très-fine et presque noire. Le silence était universel dans l’air imprégné d’on ne sait quoi de désespéré, d’oppressé, au milieu de ce profond silence de la nature, dont toutes les forces vitales étaient paralysées. Je me hissai dans le grenier à foin, où je m’étendis voluptueusement sur une herbe fauchée et rentrée à peine, et déjà à peu près desséchée. Je ne me rends aucun compte des heures écoulées pendant que je rêvai là, toujours entendant, dans l’ébranlement de mon imagination, les ravissantes mélodies de Iakof… À la fin, la chaleur et la fatigue prirent le dessus, et je fus saisi d’un sommeil de mort.

Quand je me réveillai, il faisait nuit ; le foin exhalait une odeur enivrante ; à travers les minces perches d’un toit à moitié découvert, je voyais briller de pâles étoiles ; je sortis. Je me tournai vers l’occident ; il était clos ; mais, dans l’air qui avait été embrasé pendant quinze heures entières, la chaleur se faisait sentir malgré le frais de la nuit, et la poitrine desséchée soupirait après un peu de vent et après l’apparition de quelques nuages. Mais le ciel, quoique obscur, était partout pur et profond, et les étoiles ne s’y révélaient qu’en scintillant à des intervalles prolongés.

Dans le village endormi, on apercevait çà et là quelques petits feux rougeâtres ; seul le cabaret tranchait sur ce fond noir par les lumières d’un brillant éclairage de fête, et il en jaillissait comme un chaos harmonique de voix mêlées et confuses où dominait, à ce qu’il me sembla, la voix de Iakof lui-même. Un rire désordonné faisait de temps en temps explosion. J’approchai de l’une des fenêtres, et, collant mon front contre le verre, je parvins à voir un tableau peu gai sans doute, mais du moins vif et bigarré.

Tous là dedans étaient ivres ; tous, à commencer par Iakof, qui, la poitrine débraillée, était assis sur le fond d’un ton-