Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/315

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minutes, n’eût gagné de vitesse le lièvre gris, et, s’il s’agissait de courre sus à la bête puante, ce n’étaient plus des chevaux, mais des serpents, tout bonnement des aspics. Quant à mes chiens, je pouvais en être fier. Eh ! ce ne sont plus là que de vieux contes. Je chassais aussi, et assez souvent, au fusil. J’avais une chienne du nom de Comtesse, qui était un chien d’arrêt extraordinaire ; rien n’échappait au flair puissant de cette bête-là. Aux abords d’un marais je lui disais : Charche ! si ce chien-là ne trouvait pas, une meute d’élite y eût certainement perdu son temps, et s’il trouvait, rien n’égalait sa joie ; c’était de la démence. Et à la maison, quelle gentillesse ! lui présentiez-vous du pain de la main gauche en lui disant : « Le juif y a mordu, » il ne l’acceptait pas ; et si vous présentiez le morceau de la main droite et disiez du même ton : « Mademoiselle y a mordu, » le morceau était à l’instant saisi et dévoré. Elle m’a donné un petit qui était admirable et que je voulais emmener avec moi à Moscou. Mais un ami m’a demandé la mère et le petit et mon bon fusil de chasse ; il me disait : « À Moscou, il s’agira bien de la chasse pour toi, vraiment ! tu auras bien autre chose en tête. » Je lui ai donné les chiens, je lui ai fait cadeau aussi du fusil ; il serait resté la d’ailleurs de toute manière.

— Pourquoi donc ? à Moscou aussi, on fait des parties de chasse.

— Non ; mon ami avait raison ; les plaisirs de la chasse ne sont plus pour moi. J’ai fait des folies, le temps est venu de les expier. Permettez-moi une question : est-ce qu’il fait cher vivre à Moscou ?

— Pas du tout, selon moi.

— Pas bien cher ? et je vous prie, dites-moi, les Tsyganes (Bohémiens) habitent Moscou ?

— De quels Tsyganes parlez-vous ?

— Ces Tsyganes qui vont chanter dans nos foires.

— Oui, ils demeurent à Moscou.

— Ah ! c’est bien. Moi, j’aime les Tsyganes, diable emporte, je les aime !… »

Et les regards de Peotre Pétrovitch brillèrent d’un éclat plein d’égrillardise. Tout à coup il se tourna et se retourna