Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Dans quelle partie du service public avez-vous l’intention d’être employé ?

— Je n’ai pas d’idée arrêtée là-dessus ; je verrai ce qui se présentera. S’il faut vous l’avouer, je crains le service ; je crains beaucoup toute responsabilité. J’ai toujours vécu à la campagne ; je suis accoutumé à des allures… vous savez… Au reste, la nécessité me presse… ah ! maudite nécessité !

— En revanche, vous serez habitant d’une capitale.

— D’une capitale… Je ne sais pas bien, moi, ce qu’il peut y avoir de bon en cela. Je verrai ; peut-être est-ce en effet assez agréable ; mais, jusqu’à la preuve, j’incline à penser que nul séjour ne peut valoir celui des champs pour un propriétaire de domaines.

— Est-ce qu’il vous est réellement impossible de vivre plus longtemps dans votre terre ?

— Eh ! oui… oui, impossible, dit-il en soupirant… ma terre a tout à fait l’air de ne plus guère tenir à moi… C’est que… un brave homme de voisin que j’ai par là s’impatronise tellement chez moi… il a, voyez-vous, une lettre de change… »

Le pauvre Peotre Pétrovitch passa et repassa sa main sur son visage, puis resta pensif, puis branla la tête.

« Au fait, monsieur, ajouta-t-il après une minute de silence, je n’ajouterai pas aux petits torts que j’ai eus celui de me plaindre, ce serait insensé et ridicule : j’ai trop aimé, et, le diable emporte la terre ! j’aime encore à me donner du courage[1].

— Vous meniez bonne et joyeuse vie à la campagne ?

— J’avais… monsieur… dit-il avec hésitation et en me regardant de l’œil d’un homme qui craint le blâme et qui pourtant éprouve le besoin de causer… j’avais douze chevaux de course, mais des coureurs, des coureurs, vrai, comme il y en a bien peu. Il n’y en avait pas un qui, en deux

  1. Du plaisir. On n’imagine pas le nombre des mots russes qui se sont formés d’un radical français. On en rencontre qui sont d’une hardiesse de formation lexicologique vraiment étonnante. Quelques-uns, comme ici, se sont écartés de l’acception originaire. D’autres, restés fidèles à l’acception primitive, se sont cruellement oblitérés.