Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/323

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« Matrèna devint rouge, et ses dents craquèrent ; elle se tut, puis, songeant aux conséquences de sa fuite si elle prenait ce parti décisif, elle pâlit et me dit : « En fuyant, je ferais le malheur de tous les miens. — Comment ! tu crois qu’on persécuterait toute ta famille ? on bannirait les tiens ? — Mon frère d’abord serait certainement envoyé ici à ma place, et comme ça lui serait dur !… — Mais ton père ? — Mon père ne serait pas chassé ; il n’y a dans les cours de la dame qu’un bon tailleur, et c’est lui. — Ah ! tu vois donc. Et ton frère, bien sûr, ne resterait pas longtemps dans la steppe ; ton père rappellerait tous les jours que le jeune garçon est innocent ; il le réclamerait ; on le lui ramènerait. — Peut-être bien, mais vous, vous… on vous rendrait responsable, on vous inquiéterait… j’aimerais mieux mourir que d’être la cause de ce qui arriverait… — Quant à cela, ce serait mon affaire, et non la tienne… »

« Elle tourna et retourna toutes ses objections, mais elle était déjà quelque peu incertaine. Je l’enlevai, non pas cette fois, mais à la suite d’une autre visite… J’arrivai de nuit en chariot ; elle avait pris sa résolution, je l’emmenai.

— Elle a monté volontairement dans votre chariot ? dis-je à M. Karataëf.

— Tout à fait volontairement. J’arrivai le lendemain chez moi à la brune, et je l’installai. J’avais une maison composée en tout de huit pièces, et j’employais un très-petit nombre de gens à mon service. Mes gens, je vous le dis sans façon, me respectaient et m’étaient dévoués au point que, je l’affirme, ils ne m’auraient pas trahi pour tous les trésors du monde. Je me trouvai singulièrement heureux. Matrèna, ne se rappelant chez moi toutes les angoisses de son passé que pour mieux goûter les douceurs de sa vie présente, ne tarda pas à reprendre santé et fraîcheur, et moi, la voyant si jolie, si heureuse, si reconnaissante de mes soins, je m’attachai de plus en plus à elle… Quelle excellente fille, monsieur ! Explique cela qui pourra, mais je vous dirai en toute vérité qu’elle se trouva savoir chanter, danser et jouer de la guitare… Je n’eus garde de la laisser voir à mes voisins de