Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/324

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terres ; car le moyen de les empêcher de babiller, même sans songer à mal ? Mais j’avais un ami, un ami tout à fait intime, un nommé Gornostaëf Panteleï… Ne le connaîtriez-vous pas ?

— Non.

— Gornostaëf était tout âme pour elle ; il lui baisait les mains comme il eût fait à une belle dame, je vous jure. J’avoue que Gornostaëf était vraiment bien un autre hommes que moi ; c’était un homme de savoir ; il avait lu tout Pouchkine, si bien que, quand il causait avec Matrèna et avec moi, nous étions là tout oreilles, bouche béante. Il enseigna à écrire à ma petite Matrèna ; il était-très-original. Moi je lui fis faire une garde-robe telle, qu’elle pouvait, pour la toilette, damer le pion à la femme de son excellence le gouverneur. Elle avait surtout un manteau de velours framboise, à revers et à collet de renard noir… ah ! comme elle portait cela ! C’était une madame de Moscou qui avait fait ce manteau, d’après la dernière mode, avec une taille.

« Qu’elle était belle là dedans ! Il lui arrivait de demeurer assise, immobile, des heures entières, rêveuse et sans remuer un cil de ses yeux fixés sur le plancher ; et moi aussi je me tenais là à la regarder, à la regarder, à la dévorer des yeux comme si je la voyais si belle pour la première fois. Venait un moment où elle souriait, tout mon cœur était pâmé de volupté. Un peu après, elle se mettait à rire, à jouer, à danser ; elle s’élançait, me saisissait, me pressait avec tant d’affection et d’ardeur, que la tête me tournait ; c’était un vrai délire de bonheur. Il y avait tel jour où, du matin au soir, je n’étais occupé que d’une seule idée, celle de lui faire quelque grand plaisir. Et, me croirez-vous ? quand je la comblais de présents, ce n’était que pour la voir se réjouir, rougir de joie, essayer des robes, des parures, s’avancer vers moi radieuse, se tourner, se pencher, me sourire, et enfin me sauter au cou.

« Son père Koulik, on ne sait par quelle voie, eut vent de la chose, et fit de grandes dénégations à ceux qui la lui contèrent. Mais il vint en secret nous voir, sa fille et moi ; nous