Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/345

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dans les guérets. C’étaient là autant de signes précurseurs et d’indices certains de l’automne.

Je regagnai ma maison ; je me reposai avec délices, comme toujours… Mais l’image de la pauvre Acoulina ne put de longtemps sortir de mon esprit, et ses bluets qui sont depuis longtemps fanés dans le cercle de germandrées dont je les avais entourés, se trouvent encore sur mes tablettes.




XX.


La haute société de province. Un Hamlet russe.


Dans l’une de mes excursions, je reçus une invitation à dîner chez Alexandre Mikhaïlytch, riche propriétaire, gentilhomme et chasseur de ma connaissance, dont le principal village se trouve à cinq kilomètres du hameau où j’avais élu pour quelques jours mon domicile de chasse. Il va sans dire que je me mis en frac[1] pour me rendre ce jour-là chez Alexandre Mikhaïlytch. Il était dit dans l’invitation : à six heures ; j’arrivai à cinq, et je trouvai déjà un grand nombre de personnes appartenant à la noblesse du pays, les uns en uniforme, d’autres en habits à la mode, d’une mode plus ou moins récente, d’autres enfin en habits de fantaisie d’une coupe et d’un goût plus ou moins équivoques.

Notre amphitryon me reçut à merveille, comme c’était son devoir, mais il courut sans délai aux antichambres. Il attendait un grand dignitaire, et se laissait aller à une certaine agitation, qui tranchait singulièrement avec sa position indépendante et son bel état de fortune. Alexandre Mikhaïlytch n’avait jamais, je ne dis pas contracté, mais même tenté une alliance par mariage. Il n’aimait pas les

  1. En Russie, l’habit de la coupe la plus ordinaire ne s’en appelle pas moins frac. Le frac est l’habit habillé et le petit uniforme du service civil.