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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/346

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femmes, et si chez lui on ne se trouvait pas toujours exclusivement entre hommes, ce qui serait triste, du moins se trouvait-on à peu près sûrement entre célibataires ou à l’avenant. Sa maison était montée sur un grand pied ; il avait agrandi, et magnifiquement meublé et décoré la demeure seigneuriale de ses pères ; il se faisait expédier annuellement de Moscou pour quinze mille roubles de vins… et jouissait, en général, d’une très-grande considération. Alexandre Mikhaïlytch avait pris son congé du service presque avant d’avoir servi : ce qui explique pourquoi on ne lui connaissait aucun grade, aucun signe officiel de distinction. Quel motif avait donc pu l’amener à convoiter la visite d’un haut personnage, d’un homme en crédit, et l’agiter depuis l’aurore, le jour de ce dîner d’apparat donné sans, occasion connue ? « Ces choses-là ne sont pas et ne sauraient être de notoriété publique, » comme le disait un homme de loi de ma connaissance, toutes les fois qu’on avait l’indiscrétion de lui demander s’il acceptait les dons des gens de bonne volonté.

Le maître de la maison étant en vedette hors du salon, je me mis à parcourir les appartements. Presque tous les convives m’étaient entièrement inconnus. Vingt personnes jouaient déjà aux cartes. Au nombre de ces fanatiques de la préférence étaient deux militaires de bonne mine, mais sans fraîcheur ; ils avaient beaucoup servi. On distinguait aussi quelques fonctionnaires civils en haute cravate serrée, avec des moustaches d’un assez bon teint, et telles qu’on n’en voit qu’aux hommes bien intentionnés. Ces bien intentionnés manœuvraient fort gravement les cartes, tenant la tête élevée et fixe, de sorte que leurs prunelles faisaient la navette pour regarder les personnes (cinq ou six employés ou menus magistrats du district, à panses rebondies, à mains potelées et plus que moites, et dont les jambes et les pieds se tenaient modestement immobiles) que la curiosité attirait près de leur table à jouer. Ces messieurs parlaient d’un son de voix flûté, souriaient bénignement de tous les côtés, tenaient leur jeu tout contre leur chemisette, et en jouant atout, loin de frapper sur la table, avançaient si-