Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/357

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ques mots indistincts, je lui dis : « Bonne nuit, monsieur. » Mais je gardai ma bougie allumée, comme il gardait la sienne.

Une demi-heure se passe. Malgré toute ma bonne volonté, je ne puis fermer l’œil… Une chaîne sans fin de pensées obscures et importunes gravitent obstinément, uniformément dans ma tête, comme les seaux d’une machine hydrostatique.

« Il paraît que vous ne dormez pas, me dit mon voisin en dégageant un peu sa bouche.

— Comme vous voyez, répondis-je ; mais évidemment vous n’êtes pas plus chanceux que moi.

— Moi, je ne dors jamais.

— Bah ! et comment cela ?

— Je ne sais ; je me mets au lit, et je reste là des heures avant qu’il me vienne un peu de sommeil.

— Ici, par extraordinaire, je le conçois ; mais chez vous, pourquoi vous coucher avant que le sommeil soit venu vous solliciter ?

— Que voulez-vous ? l’habitude. »

Après une minute de silence, il reprit : « Je m’étonne beaucoup qu’il n’y ait pas de punaises dans cette chambre ; ce serait pourtant l’endroit ou nulle part.

— Êtes-vous contrarié de n’en pas trouver, par hasard ?

— Non, assurément ; mais ceci est de fondation une chambre à coucher, et sans luxe d’aucune sorte ; et moi, en toute chose, voyez-vous, j’aime qu’il y ait conséquence. »

Nouveau silence de mon vis-à-vis, qui me semble un peu original dans ses heures d’insomnie.

« Voulez-vous faire avec moi un pari ? me dit-il à voix haute, comme s’il craignait que je ne m’endormisse.

— Au sujet de quoi ? demandai-je à ce camarade de chambre inconnu, qui commençait à m’amuser.

— Eh ! au sujet de quoi ?… Voici au sujet de quoi : je parie que vous me prenez pour un braque.

— Que dites-vous donc ? marmottai-je tout surpris.