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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/361

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pas ; on ne voit en vérité qu’originaux ; vous trouvez presque dans chaque individu un original. Mon malheur, à moi, est donc précisément de n’avoir pas, comme chacun, mon cachet d’originalité… Et cependant, sachez, monsieur, que dans ma jeunesse je donnais les plus belles espérances ; et quelle haute opinion j’en étais venu à avoir de moi-même, tant avant mon départ pour l’étranger qu’à mon retour en Russie et dans mes foyers ! À l’étranger, c’était différent ; j’avais l’oreille toujours dressée, et je braquais isolément, silencieusement, la longue-vue de mon intelligence de tous les côtés, comme en ces pays-là il nous convient à nous autres de le faire, à nous qui là-bas observons, observons et finissons par voir qu’à tout prendre nous n’avons rien vu.

« Moi original ! moi original ! m’appeler original, allons donc !… Monsieur, je pose en fait, et de très-bonne foi, qu’il n’y a pas sur la terre un homme moins original que votre très-humble serviteur. J’ai dû naître imitation négligée d’un autre homme ; je vis sûrement d’après les personnages décrits dans les livres que j’ai étudiés, je vis à la sueur de mon front, à l’imitation d’autrui, tout haletant à la peine. Je crois fermement que j’ai étudié, que je me suis amouraché et marié sans que ma volonté y ait été pour rien, comme on remplit un devoir qu’on voit remplir, comme Jacques dit sa leçon à l’école après Paul, et du même ton… Plaisante originalité, n’est-ce pas ? »

Il ôta son bonnet, le jeta sur le lit, et dit après une pause :

« Voulez-vous que je vous raconte ma vie ? Bah ! bah !… quelques traits caractéristiques de ma vie, ce qu’il en faudra pour vous endormir… Voulez-vous ?

— Faites-moi ce plaisir, et comptez que je suis on ne peut plus éveillé.

— Non, tenez… je prends un fait qui ne sera pas long à rapporter, je vous dirai ce qui se rattache à mon mariage. Vous n’ignorez pas que le mariage est la pierre de touche de l’homme ; c’est un miroir magique où il se reflète tout entier… Comparaison bien surannée, n’est-ce pas ?… Permettez-moi