Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/362

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de prendre une prise de tabac pour sortir des prologues métaphoriques. »

Il retira sa tabatière de dessous son traversin et se remit à parler en gesticulant, sa tabatière ouverte dans une main.

« Entrez un moment dans ma position ; jugez vous-même, monsieur, et dites, de grâce, quel profit pouvais-je jamais retirer de l’encyclopédie et de toute la doctrine de Hegel ? Qu’y a-t-il de commun entre cette encyclopédie et la vie russe ? Quelle application pourrait-on jamais imaginer de faire à la manière d’être des Russes soit de l’hégélisme en particulier, soit de la philosophie allemande, soit même simplement de l’érudition allemande en général ? »

Il sauta sur son lit et murmura en serrant les dents avec une sorte de colère :

« Eh bien, eh bien, justement, pourquoi es-tu allé essuyer les murs des antres de l’érudition germaine ? Pourquoi ne t’être pas tenu dans ton pays, dans ta province, où tu aurais étudié, sur les lieux mêmes, la vie réelle de ta localité, les besoins, les sentiments, les progrès, les faiblesses, les chances futures de tes compatriotes, et ton propre état, ta propre vocation, qui aurait pu alors t’être révélée ?… Eh ! messieurs, messieurs, poursuivit-il, en changeant sa voix de juge en une timide voix d’accusé sommé d’exposer ce qu’il peut alléguer pour sa défense, où voulez-vous que nous autres provinciaux nous puissions étudier ce qu’aucun observateur philosophe n’a encore inscrit dans aucun livre catalogué, dans aucun ouvrage quelconque ? Hélas ! je ne demanderais pas mieux que de prendre des leçons de la vie russe elle-même directement… Mais elle se tait, la douce colombe. Il faut en saisir les traits au hasard et bien à la hâte au moment où elle apparaît. Et moi, je ne suis pas doué pour cela, j’ai besoin d’analyses faites et de conclusions toutes tirées.

« Des conclusions ! direz-vous ; quoi, il te faut des conclusions ?… Que n’écoutes-tu les lettrés de Moscou ?… Ne sont-ce pas de vrais rossignols ? » Eh ! mon Dieu, voilà justement le mal que j’y trouve ; les écrivains de Moscou sifflent tout à