Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/363

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fait comme des rossignols de Koursk, et je voudrais des lettrés qui parlassent en hommes. Jeune, inexpérimenté, dans le temps, je pensais : la science, incontestablement, est partout la science, la vérité est une sur toute la face du globe, et avec cette belle idée me voilà lancé chez ces païens d’étrangers. Que voulez-vous ? l’effervescence de l’âge et beaucoup d’orgueil m’ont emporté. Je ne voulais pas avant le temps dormir et prendre du ventre, malgré ce qu’on dit des avantages qu’on y trouve. Au reste, qui n’a pas de chair ne peut guère espérer d’engraisser.

« Çà, ajouta-t-il, revenons, revenons ; je voulais vous dire les circonstances de mon mariage. Or, écoutez : et je me hâte de vous prévenir que ma femme n’est plus de ce monde ; en second lieu… en second lieu… je vois bien que je ne puis éviter l’obscurité, si je ne reviens pas en effet à ma jeunesse. Dites, sincèrement, vous n’avez pas envie de dormir ?

— Nullement, je vous jure.

— C’est charmant. Mais il faut que vous soyez bien attentif, car nous avons dans la chambre voisine un M. Kantagrukhine qui a l’indignité de ronfler si bruyamment… Je suis né de parents bien peu riches ; je dis de parents, parce que, selon l’usage traditionnel, outre ma mère, j’avais un père. Je me le rappelle ; on dit que c’était un assez pauvre bonhomme à long nez avec de grandes taches de rousseur ; il était roux ardent et ne prisait que d’une narine. Son portrait pendait dans la chambre de ma mère ; d’après cette peinture, qu’on me donnait pour plus exacte que belle, il était étonnamment laid, en dépit ou à cause de son bel uniforme rouge, à collet de velours noir, qui relevait ses pendants d’oreilles. Quand j’avais mérité d’être fouetté, c’était devant ce portrait qu’on me conduisait, et ma mère, en pareil cas, me montrait toujours cette figure rouge en me disant : « Tu en aurais vu bien d’autres avec lui ! » Vous pouvez vous figurer le respect et l’amour que cela devait m’inspirer pour la mémoire du défunt. Je n’avais ni frères ni sœurs. J’ai pourtant quelque souvenir confus d’un certain petit frère rongé par la maladie anglaise, qui se traînait comme une