Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/367

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des intelligences cultivées, il ne nous est resté qu’un penchant et qu’un plaisir, celui d’exagérer.

« C’est pourtant dans une sphère plus ou moins semblable à celle que j’ai décrite (pardon à mon tour !) que j’ai passé quatre années à Moscou. Je ne saurais au reste, vous exprimer avec quelle étourdissante rapidité ce temps plein de séduction s’écoula pour moi ; je trouve à m’en ressouvenir une joie vive mêlée de regret et d’angoisse. Je me levais, c’était l’aurore, j’étais en haut de la brillante montagne de glace, je me posais sur le char à patins, je dévalais, en un clin d’œil j’arrivais au but, je me remettais debout, je regardais… et déjà j’assistais au coucher du soleil, et je n’avais pas vu passer la journée. Mon domestique, endormi toujours, me présente mon surtout ; je le mets, je passe chez un camarade, je fume une pipe, je prends avec lui un grand verre de thé, bien faible, et nous voilà à causer philosophie allemande, à disserter sur l’amour, cet éternel soleil de l’âme, et sur quelques autres sujets émouvants. Il survenait quelques autres camarades qui de la rue avaient vu la chambre éclairée. Il se rencontrait là du moins quelques individualités originales, et tel qui suait à s’assouplir au joug, à s’aligner derrière le fatal cordeau, ne pouvait parvenir à dompter entièrement sa bonne et belle nature prime-sautière. Moi seul j’étais pure cire molle, et mon triste naturel ne résistait à aucune pression. Je me trouvai avoir vingt et un ans sonnés, j’entrai en possession de mon bien, je veux dire de la partie de mon héritage que la prudence de mon cher oncle et tuteur jugea indispensable de me laisser.

« Maître enfin de moi-même, je donnai à mon domestique serf, Vacili Koudrachef, procuration de régir toutes les parties qui composaient mon domaine patrimonial, et je franchis la frontière, pressé de voir Berlin. J’ai passé, comme je vous l’ai dit, trois ans en pays étrangers, ce qui n’a en rien contribué à donner plus de caractère à mon naturel sans relief. Il va sans dire que je n’ai pas le moins du monde acquis la connaissance de l’Europe et de la vie européenne ; je ne m’en suis pas même enquis ; j’allais écouter les doctes professeurs allemands, je lisais les livres allemands sur les lieux mêmes où ils ont été écrits… Voilà en quoi consistait pour moi toute