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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/369

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tait-il pas charmant ! Une seule chose m’interloquait : dans les plus doux instants, je me sentais inquiet, je tremblais de commettre quelque imprudence ; j’étais tellement en garde contre les entraînements d’une aveugle convoitise que j’en avais la fièvre. L’idée que peut-être on ne m’en voudrait pas d’une recrudescence de familiarité, m’accabla si bien que, ne pouvant plus supporter mon bonheur, je pris la fuite.

« Je passai encore deux ans à l’étranger ; je visitai l’Italie, je contemplai à Rome la Transfiguration, à Florence la célèbre Vénus. Un enthousiasme inespéré, vague et violent à la fois, vint s’emparer de moi ; une rage me saisit, je me mis à écrire mon journal et à faire des vers tous les soirs ; bref, là encore, je faisais comme tout le monde. Et cependant voyez combien il est facile d’être original ; je ne me connais nullement en peinture ni en sculpture… il me suffirait d’avouer cela tout haut de bonne foi… Non pas, comment donc ! loin delà, je prends un cicerone et je cours voir les fresques.

« À la fin je regagnai nos frontières, poursuivit-il d’une voix fatiguée, après avoir plusieurs fois ôté, jeté, pris et remis son bonnet. Je me rendis droit à Moscou avec le projet d’y passer une quinzaine de jours avant d’aller me retirer pour longtemps peut-être dans la solitude de ma terre. Il se fit en moi, à Moscou, une métamorphose bien surprenante. À l’étranger je m’étais complu à garder habituellement le plus modeste silence ; tout à coup je me pris à parler d’abondance et en même temps à prendre de moi-même la plus haute opinion. Il se trouva à point des personnes indulgentes dont la condescendance alla jusqu’à me prendre, je crois, pour un génie, et les dames assez généralement écoutaient avec intérêt les récits et les descriptions dont j’étais prodigue.

« Mais je ne sus pas me maintenir à la hauteur de toute cette gloire ; et d’ailleurs, dès le neuvième ou dixième jour de mes présentations et de mes représentations d’éclat, il sortit en quelque sorte de terre une bonne petite calomnie sur mon compte. J’ignore qui en était l’auteur ; ce fut probablement quelqu’une de ces vieilles filles du sexe mâle dont