Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/370

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Moscou pullule. Cette calomnie grandit, eut des branches, des liens, des provins, comme le fraisier des bois. Mes pieds s’y trouvèrent engagés ; je voulus sauter, déchirer, rompre les longs filaments, mais la besogne ne marchant pas à souhait, je rêvai départ et solitude.

« Là encore, je tins la conduite la plus misérable ; j’aurais dû tout simplement attendre avec patience la fin de ces méchants bruits, comme on attend celle de la fièvre d’ortie, et j’aurais bientôt vu les mêmes hommes bienveillants me rouvrir leurs bras, les mêmes dames sourire de nouveau à mon éloquence. Mon malheur est de n’avoir aucune sorte d’originalité. La conscience de ceci s’éveilla tout à coup en moi ; j’eus honte de mon peu de tenue, j’eus honte de babiller, de babiller sans cesse et sur les mêmes thèmes, hier sur Arbate, aujourd’hui sur Trouba, demain sur Sivtseraïa Vrajka[1].

« Mais, pourrait-on m’objecter, si l’on aime cela ! Voyez tous les gens du bel air les plus favorisés sur la scène du grand monde à Moscou, ont-ils honte, ceux-là, de se répéter ? ils sont inépuisables en babil et c’est là le grand point. Voilà ce que signifie la confiance en soi et l’amour-propre ! Eh ! mon dieu, j’avais de l’amour-propre, et il m’en reste même bien encore quelque peu ; mais à quoi pouvait-il me servir lorsqu’il était dans mon humeur de dire : Un obstacle vient à moi, c’est désagréable, éloignons-nous ? Il eût fallu que la nature ou doublât la dose de mon amour-propre ou ne m’en donnât point du tout. Ce qui me consternait encore, c’était d’être à court d’argent ; mon séjour de trois ans en Allemagne et en Italie avait achevé d’épuiser mes moyens. Jeune d’années, mais faible de complexion, je ne voulus pas même songer à épouser une fille ou une jeune veuve de riche marchand, malgré les nombreux exemples dont je pouvais me prévaloir pour m’y décider ; je préférai me retirer au village, et je partis sans faire d’adieux à personne.

« Deux mois ne s’étaient pas écoulés que je m’ennuyais dans ma retraite comme une pauvre hirondelle fourvoyée dans une chambre dont le vent aurait refermé la fenêtre sur elle. Ce-

  1. Quartiers ou paroisses de Moscou fort éloignés l’un de l’autre.