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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/380

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son hilarité lui permettait de parler : « Aïe ! aïe ! le farceur ! nous en donne-t-il là de bonnes, et tara, tara, tara… de quel air sérieux il vous chante son antienne !… » Et jusqu’à la minute même de son départ il ne cessa de dauber sur moi, en m’enfonçant de temps en temps son poing dans les côtes, et en s’oubliant même jusqu’à me tutoyer. Il était déjà fort loin que je regardais encore, et restais immobile de stupeur.

« C’était apparemment la goutte qui manquait pour faire déborder le vase. J’arpentai mon salon, et allai m’arrêter devant la glace, où bien longtemps je regardai, j’observai les effets de ma confusion ; le bout de ma langue était venu s’enrouler sur mes lèvres, j’avais la figure allongée et le teint bilieux ; je me souris amèrement en branlant la tête. Des coquilles étaient tombées de mes yeux, et je voyais clairement, plus clairement que je ne venais de voir mon extérieur physique dans le miroir, quel homme sot, insignifiant, inutile et commun j’étais et n’avais cessé d’être.

« Dans l’Électre de Voltaire… Voltaire n’a-t-il pas écrit une Électre ? Au fait, c’est peut-être dans l’Andromaque du grand Racine, un personnage, Oreste, je crois, se félicite d’être parvenu aux dernières limites du malheur. Il n’y a, c’est vrai, rien de grand et absolument rien de tragique dans ma destinée, mais j’ai pourtant éprouvé un sentiment analogue au sein de mon obscurité. J’ai connu les transports empoisonnés du froid désespoir ; j’ai éprouvé combien il est doux d’employer une matinée entière, sans se démener, sans sortir du lit, sans même relever une tête appesantie par l’insomnie, à maudire le jour et l’heure de sa naissance. Non, je ne pus m’amender tout entier en une fois ; le manque d’argent m’enchaîna à ces campagnes où vous concevez bien que tout m’était odieux, et j’ai tout loisir ici de me bien ressouvenir que ni mon éducation, ni les études faites pendant mon séjour hors des frontières, ni mes dispositions économiques, ni mon mariage, ni mon service administratif, ni la littérature, rien, mais rien ne m’a réussi. J’avais de l’éloignement pour les gentillâtres, mes voisins ; eh bien ! Dieu a voulu que j’en eusse presque autant pour les livres.