Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/381

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Quant à nos dames atteintes d’hydropisie morale et de maladive sentimentalité, qui secouent la masse de leur chevelure à longs tire-bouchons, vraie ou fausse, et qui appuient fébrilement sur les mots : « La vie ! oh ! la vie ! » je n’avais à leur offrir en moi rien d’intéressant, du moment que j’eus cessé de babiller et de faire de l’enthousiasme ; m’isoler entièrement chez moi, c’est ce que je n’ai pas su, ce que je n’ai pas pu faire…

« Je me suis mis à courir d’un voisin à un autre ; et, comme si le mépris que je fais sincèrement de moi me rendait ivre ou stupide à perpétuité, je me soumets à toutes sortes de petites humiliations. Il y a des gens qui, à leur table, ont ordonné que le plat, passant derrière moi, fût porté aux convives suivants, de manière qu’il n’arrivât à moi qu’en dernier ; d’autres me reçoivent avec hauteur et dédain ; quelques-uns affectent dans leur salon et à leur table de ne pas m’apercevoir ; plusieurs ne me permettraient pas impunément de placer un mot dans la conversation. Il m’est arrivé d’applaudir, de dessein prémédité, de derrière un recoin du salon, un très-sot beau diseur quelconque, qui autrefois, à Moscou, eût baisé avec transport le pan de mon manteau. Je n’osais pas même me permettre de penser qu’en encourageant un fat je me donnais du moins l’amer plaisir de l’ironie… et d’ailleurs, qui s’amuse à faire de l’ironie à lui tout seul ? Voilà, voilà, monsieur, comment j’ai passé quelques années de suite et comment j’ai vécu jusqu’à l’heure même où je vous parle, par suite de l’horreur que j’éprouve à l’idée d’un isolement absolu chez moi, parmi les derniers débris de mon triste et pauvre domaine.

— Ah ça, mais cela ne ressemble à rien ! murmura de la chambre voisine la voix endormie de M. Kantagrukhine ; quel est donc ce fou qui s’avise de discourir là, derrière, à des deux ou trois heures du matin ? »

Mon camarade de chambre fit un rapide plongeon sous sa couverture, puis ressortant peu à peu la tête pour me regarder, il fit mine de me menacer du doigt.

« Ts, ts, ts, » marmotta-t-il. Et faisant, dans la direction de la voix de Kantagrukhine, les poses d’un homme qui