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XXI.


Originaux indigènes.— Les gentilshommes stepniaks[1].


Un jour je revenais de la chasse en télègue, sous une chaude température d’été. Ermolaï, assis à côté de moi, faisait sonner les cloches d’une manière vraiment comique, et les chiens blottis sous nos pieds rebondissaient comme eussent fait des corps morts, tant la fatigue leur avait fait du sommeil une nécessité impérieuse. Le cocher avait fort à faire à émoucher de son fouet les chevaux assaillis par un intrépide essaim de taons. Un nuage de poussière blanche, probablement calcaire, s’élevait sur tout le sillage du chariot. Nous entrâmes dans des taillis. Le chemin y était raboteux, les roues commencèrent à s’accrocher fréquemment aux branches inclinées qu’elles tordaient et déchiraient. Ermolaï, que secouaient les cahots produits par les aspérités du lieu, s’éveilla, regarda à l’entour et s’écria aussitôt : « Hé, hé ! il doit y avoir ici de la caille ! »

Sur ce signalement donné nous descendîmes lestement et nous nous engageâmes dans le taillis. Mon chien tomba sur une piste ; je tirai. Je rechargeais mon fusil, quand tout à coup, derrière moi, se fit entendre un craquement répété, et un cavalier, écartant les arbrisseaux pour se faire jour directement vers moi, parut en me disant d’un ton très-hautain : « Hé ! pè è ermettez-moi de vou ou ous demander, mo o o sieur, de qué e el droit vou ou ous cha a assez i i i ci ? »

L’inconnu qui m’apostrophait de la sorte, tout en bégayant, parlait rapidement, impatiemment et du nez. Je le regardai en face ; de ma vie je n’avais vu pareille figure. Qu’on se représente un petit blond, avec un petit nez de travers et de très-longues moustaches rousses ; sur la tête, et enfoncé jusque

  1. Voir sur ce mot la note de la page 261.