Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/382

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s’excuse et qui s’incline, il dit avec l’accent du respect : « Pardon, mille fois pardon ! » Et s’adressant à moi, il ajouta : « Il lui est bien permis de dormir, c’est son fait à lui de dormir ; il doit absolument, indispensablement recueillir ses forces, ne fut-ce que pour manger demain avec la même volupté qu’il l’a fait aujourd’hui. Nous n’avons aucun droit de troubler un repos si précieux. D’ailleurs je vous ai dit, je crois, tout ce que je voulais vous dire ; il est probable que vous avez sommeil ; je vous souhaite une bonne nuit. »

Le conteur nocturne se retourna avec une rapidité fébrile et plongea sa tête dans son oreiller.

« Permettez du moins que je sache, lui demandai-je, avec qui j’ai eu l’honneur… »

Il releva lestement la tète, et m’interrompit en disant :

« Non, pour l’amour de Dieu, ne demandez mon nom ni à moi ni à personne ; souffrez que je reste pour vous tout simplement Vacili Vacilytch, un inconnu que la Providence a cruellement éprouvé. Vous sentez bien que, dépourvu comme je le suis de tout cachet d’originalité, je ne mérite pas d’avoir un nom à moi. Si vous tenez absolument à accoler à mon souvenir un sobriquet quelconque, eh bien ! appelez-moi… appelez-moi le petit Hamlet rustique du district de Stchigrof. Il est bien vrai que cette famille de Hamlets de district est extrêmement nombreuse dans le pays, mais peut-être ne vous est-il jamais arrivé de passer une nuit à écouter l’odyssée d’aucun de mes frères de misère. Adieu. »

Le pauvre diable se replongea dans son lit de plume, et le lendemain, quand on vint, à sept heures, m’éveiller, m’avertir que ma calèche était prête, je regardai, son lit était vide et déjà froid ; le valet m’apprit qu’il était parti avant l’aurore.