Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/386

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faut, mais il était vergeté avec soin ; son pantalon de drap, j’en parle pour l’avoir entrevu, avait peu à peu remonté au niveau du genou, et de dessus le rebord rouge des tiges de ses bottes saillissaient deux mollets tels qu’il n’est plus donné aux souverains d’en jamais revoir à leur cour. Je questionnai Ermolaï du regard d’abord, puis de la voix, sur ce cavalier qu’il me semblait avoir fait mine de reconnaître, et je ne me trompais pas.

« C’est, me dit-il, Fikhon Ivanovitch Nédopeouskine ; il demeure chez Tchertapkhanof.

— Comment ! c’est un homme pauvre ?

— Pauvre ? eh mais oui, pauvre, pauvre… et Tchertapkhanof, son hôte, passe les deux bons tiers de l’année sans posséder un misérable sou.

— Alors, pourquoi donc est-il allé s’installer chez lui ?

— Dame, ils se sont liés comme ça ; l’un ne va nulle part sans l’autre… Comme dit le proverbe : Là où est un cheval avec son sabot, arrive l’écrevisse avec sa pince. »

Nous sortîmes des taillis. Tout à coup deux chiens courants débouchèrent des broussailles près de nous, et dans les avoines déjà hautes s’élança par sauts et par bonds un maître lièvre ; après lui, des chiens courants et des levrons, et à leur suite, Tchertapkhanof en personne. Celui-ci ne jetait aucun des cris usités en pareils cas ; essoufflé, haletant, il semblait avaler une soupe bouillante ; de sa bouche en convulsion s’échappaient de temps en temps des sons précipités, inintelligibles ; il galopait, les yeux hors de la tête, cinglant de sa nagaïka le flanc de son infortunée monture. Les levrons traquèrent ; le lièvre se contracta, se dressa, tourna, et courut comme un trait, en passant devant Ermolaï, se jeter dans les buissons ; et les lévriers de reprendre leur chasse. « Pi i i ille ! Pi i ille ! marmottait avec un effort désespéré la langue presque ossifiée du chasseur exténué : « Tire, frère, ti i ire ! » Ermolaï tira… Le fièvre blessé se pelotonna sur un beau lit d’herbe molle, fit un dernier saut, et jeta son cri suprême entre les dents d’un chien d’arrêt, qu’entoura aussitôt toute la meute.

En un clin d’œil Tchertapkhanof eut mis pied à terre,