Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/394

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quarante années d’un service assidu et irréprochable dans les chancelleries, et c’était tout ce que le vieillard avait acquis, car il était du nombre de ces hommes que la fortune contrecarre et persécute avec un acharnement qui ressemble aux fureurs des haines personnelles. Dans le cours de soixante années entières, du jour de sa naissance à celui de sa mort, le malheureux n’avait pas cessé de lutter contre les besoins, les infirmités et les misères qui sont l’apanage naturel des petites gens. Il s’agitait comme le poisson butant contre la glace, il ne mangeait, ne buvait ni ne dormait son soûl ; il s’inclinait devant tous, s’inquiétait, vivait dans les angoisses, prenait le frisson, faisait de tristes adieux à chaque misérable denier dont ses nécessités exigeaient le sacrifice, essuyait bien souvent, pour la faute d’autrui, de terribles bourrasques ; et, après quarante ans de ce supplice de tous les jours, au moment où il rêvait repos et pension de retraite, il mourut dans un logement qui n’était ni cave ni grenier, et qui tenait des deux.

Pour dernier désastre, il mourut là sans être parvenu à assurer à ses enfants le pain quotidien. Les destinées, telles qu’une meute folâtre, s’étaient lancées à sa poursuite comme sur un pauvre lièvre qui, haletant, éperdu, aux abois, va mourir d’épuisement et d’angoisse, entier, il est vrai, mais succombant à la peine. Ç’avait été un bon et honnête vieillard ; ce qui ne veut pas dire qu’il ne se soit pas fait graisser la patte dans l’occasion ; il prenait de dix sous de cuivre à deux écus d’argent inclusivement. Il avait eu un femme, et de cette femme, maigre et asthmatique, quelques enfants… Heureusement tout cela était mort, excepté Fikhon et sa sœur, la belle Mitrodora, qui, après les alternatives tristes et ridicules de vingt grosses aventures, avait fini par épouser un vieil agent d’affaires, appréciateur madré de la beauté d’une femme.

M. Nédopeouskine père avait, de son vivant, introduit Fikhon comme employé surnuméraire dans une chancellerie ; mais Fikhon, à peine son père décédé, prit de lui-même congé au plus vite. C’est que, pendant son adolescence, les alertes continuelles, la cruelle lutte des siens contre