Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/395

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le froid et la faim, le visible dépérissement de sa mère, l’agitation désespérée de son père, les rudes exigences des propriétaires et du boulanger et de l’épicier, toute cette interminable et journalière agonie, avaient jeté dans Fikhon les germes d’une incroyable poltronnerie. À la seule vue d’un supérieur il tremblait de tous ses membres, il tombait en syncope comme un pauvre oiseau pris aux gluaux. Il en réchappa non sans y laisser quelques plumes : mais quitte de son joug officiel, il s’en tira pour cette fois.

La nature, indifférente, et, si j’ose dire, moqueuse, développe dans certains hommes, nés pour être des souffre-douleurs, des facultés et des penchants en complet désaccord avec leur position sociale et leurs moyens d’existence. C’est ainsi qu’avec toute la sollicitude et tout l’amour qui lui sont propres, elle a pris un étrange plaisir à faire du pauvre Fikhon, fils d’un pauvre commis de bureaux ou sous-greffier de tribunal, un être sensible, paresseux, mollasse, doux, sympathique, voluptueux, doué d’un goût et d’un flair admirablement fins. Elle s’est amusée à couler elle-même et à terminer délicatement cette figure de sybarite, puis elle a voulu que sa production séjournât à jamais entre le chou fermenté et le poisson pourri des habitacles de la misère. C’est là que cet être, destiné à former un vivant paradoxe, a été déposé à sa naissance, c’est là qu’il a pris vie, puisque aussi bien il vit après tout. Triste plaisanterie !

Le sort, qui avait incessamment martyrisé Nédopeouskine père, ne fut guère plus clément pour le fils, qu’il sembla même avoir réservé pour la bonne bouche. Il ne tortura pas Fikhon, il fit de lui son amusette ; il ne le réduisit pas une seule fois au désespoir, ne lui fit pas endurer les honteuses et navrantes angoisses de la faim, mais il le pelotta par toutes les Russies, en le faisant passer d’une fonction avilissante à une fonction ridicule. Tantôt il fit de Fikhon le majordome d’une bienfaisante dame bilieuse et fort difficile à vivre ; tantôt le complaisant commensal d’un riche marchand, à barbe touffue et à ample cafetan bleu, avare jusqu’à la crasse ; tantôt le chef de la chancellerie domestique d’un gentillâtre aux yeux éraillés et tondu à l’anglaise ; tan-