Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/399

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ici, pour ainsi dire, en famille… Messieurs, faites donc comprendre à monsieur que nous sommes en famille ! »

Le légataire à qui M. Stoppel adressait cette dernière phrase, mêlée de quelques mots français, ne comprit nullement ces mots-là, et se borna, pour toute réponse, à de vagues signes de tête, accompagnés d’une légère toux qui promettait en vain des paroles. Mais un autre héritier, un jeune homme, dont le front était marqué de singulières taches safranées, se hâta presque aussitôt de dire, croyant de bonne foi parler français :

«  Voui, voui, voui, vous dites justesse, ann famile, ann famile, voui, voui !

— Il se peut, reprit le beau Stoppel, que vous sachiez marcher sur vos mains, les jambes en l’air… Est-ce cela ? »

Nédopeouskine regarda, éperdu, tous les visages… la malice pétillait dans tous les yeux.

« Ou peut-être vous imitez, à s’y méprendre, le chant du coq ? »

Un bruyant éclat de rire retentit et fut comprimé aussitôt par l’attente.

« Ou peut-être, sur ce petit bout de nez que vous avez…

— Assez ! cria une voix impérieuse et cassante, n’avez-vous pas honte et conscience du mal que vous faites à ce pauvre homme ? »

L’assemblée échangea des regards autres que ceux de tout à l’heure. À la porte de la salle se tenait Tchertapkhanof. En sa qualité de parent du défunt, parent à un degré des plus lointains, mais qu’importe ? il avait été invité formellement à venir prendre part à cette réunion de famille. Pendant tout le temps qu’avait duré la lecture du testament, il s’était tenu, selon son habitude, à une fière distance de tous les assistants.

« Assez ! » répéta-t-il en relevant très-haut sa bouillante tête.

M. Stoppel, se tournant rapidement du côté d’où partait cette voix, et, voyant un homme plus que modestement habillé et, en général, de bien peu d’apparence, dit tout bas