Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/407

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la timidité d’une sauvage, puis elle s’arrêta et garda une complète immobilité. J’aurais bien voulu être peintre en ce moment et pouvoir faire un croquis de son attitude, car elle se tenait et ne posait pas.

« Permettez que je vous recommande Marie, dit mon hôte ; libre à vous de voir en elle ma femme, s’il vous plaît. »

Marie se troubla un peu, rougit et sourit en même temps. Je m’inclinai, et cela de grand cœur ; elle me revenait beaucoup. Son petit nez aquilin avec ses narines diaphanes bien ouvertes, le trait hardi de ses hauts sourcils, ses joues pâles, un peu pleines du bas, et toute l’expression de sa physionomie trahissaient passion, bizarrerie, indépendance d’idées, insouciance, résolution, spontanéité. De dessous un chignon dru et vivace descendaient en étages sur son large cou deux rangées de cheveux follets imprégnées de phosphorescence, signe de sang et de force.

Elle se retira contre une fenêtre et s’assit. Je ne voulus pas risquer d’augmenter son trouble, et j’adressai quelques paroles vagues à Tchertapkhanof. Marie tourna à demi la tête du côté de notre groupe, et se mit à me regarder, mais en dessous, à la dérobée, sauvagement, par éclairs. Ce regard, dans son jet, avait bien quelque chose de la rapide vibration du dard de la couleuvre… un magique regard !

Nédopeouskine alla s’asseoir auprès d’elle, et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Elle sourit une seconde fois. Cette fois-ci, en souriant, elle fronça légèrement les parois du nez et releva la lèvre supérieure, ce qui communiqua à ses traits une expression, je ne dirai pas féline, je ne dirai pas non plus léonine, je dirai bien moins encore séraphique, mais fort belle, fort belle à observer pour un simple spectateur.

« À moi cuirasse et bouclier ! va, tu ne m’entameras point, » pensai-je à part moi, en regardant à la dérobée sa taille souple, sa poitrine cintrée, son geste court, anguleux et rapide.

« Eh bien, Marie, dit Tchertapkhanof, n’as-tu pas à offrir quelque rafraîchissement à notre hôte ?