Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/408

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— Nous avons des conserves au sucre, répondit-elle.

— Eh bien, apporte-nous des conserves, et n’oublie pas l’eau-de-vie. Ah ! écoute, Marie… tu apporteras aussi ta guitare.

— Pourquoi ma guitare ? je ne chanterai point.

— Pourquoi cela ?

— Je n’en ai pas envie.

— Folie ! l’envie t’en viendra, des que je…

— Dès que quoi ? dit vivement Marie en fronçant les sourcils.

— Dès qu’on t’en priera, ajouta Tchertapkhanof avec une certaine émotion de dépit.

— Ah ! » fit-elle.

Elle sortit, rentra presque aussitôt, mit sur la table des confitures, des verres, des soucoupes et le flacon d’eau-de-vie, et aussitôt elle alla se rasseoir à la fenêtre. Sur son front se voyait encore la trace du froncement de tout à l’heure ; ses sourcils se haussaient et se baissaient comme il arrive aux deux petites moustaches de la guêpe… Quelqu’un de mes lecteurs aura peut-être observé combien il y a de férocité native dans l’expression du visage des guêpes. « Allons, pensai-je, il y aura une bourrasque. »

Une sorte de malaise nous rendait silencieux. La conversation était devenue impossible. Nédopeouskine était tout abattu, son sourire était contraint et grimaçant ; Tchertapkhanof soufflait, rougissait ; les yeux lui sortaient de la tête ; moi, je me disposais à partir… Marie tout à coup se leva, ouvrit des deux mains la fenêtre, mit la tête en dehors, et cria impétueusement à une femme qui passait : « Axinia ! » La bonne femme ressauta, glissa en voulant se retourner, et tomba lourdement tout d’une pièce. Marie se rejeta en arrière, et rit aux grands éclats de l’effet de sa voix ; Tchertapkhanof se sentit égayé de l’incident, et rit lui-même en voyant l’enchantement fou dont était saisi l’impressionnable Nédopeouskine.

Nous avions tous frémi ; l’orage fut dissipé par un folâtre éclair… l’air était purifié.

Une demi-heure s’était à peine écoulée que déjà on n’au-