Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/6

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fiant l’un par l’autre, faisait entrer dans leur cadre toutes les scènes de la vie russe ; et par la variété des aspects sous lesquels elle y était observée comme par l’impression d’ensemble qui en résultait, ce livre, en apparence sans prétention, se trouvait offrir le tableau le plus saisissant des mœurs de la Russie, qu’il révélait en quelque sorte à elle-même ; car ces peintures étant empruntées la plupart à la partie la moins accessible des mœurs locales, elles en faisaient pour les Russes comme une découverte de leur propre pays. Ils y voyaient surtout les institutions du passé se refléter dans le présent ; et la situation relative qu’elles créent entre les classes, montrant l’inf1uence morale qu’elles exercent sur les individus, s’y dessinait pour la première fois avec une puissance de réalité d’autant plus grande qu’elle paraissait moins cherchée. On comprit alors que, sous sa forme nécessairement discrète et contenue, cet ouvrage était un de ces livres hardis venus à propos, qui agissent fortement sur les idées d’un peuple et prennent date dans son histoire. Mais le sens en fut achevé et déterminé en quelque sorte par le commentaire de l’opinion avec laquelle il se rencontrait heureusement, et il reçut d’elle cette signification plus étendue qui fait du public l’auxiliaire et l’associé direct de l’écrivain dans son œuvre.

Presque au même moment, et dans des proportions plus grandes encore, un fait analogue s’était produit sur un autre point. L’Amérique du Nord venait d’élever à la hauteur d’un événement public l’apparition d’un simple roman de mœurs, écrit par une femme inconnue jusque-là, et qui, devenue tout à coup célèbre, put voir l’Europe tout entière se prendre pour le même ouvrage de la sympathie passionnée qu’il avait inspirée au nouveau monde. La connaissance de la langue et de la littérature russes se trouvant moins répandue, le succès de cette production a dû être plus