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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 51

figurez-vous. Elle finit, frissonna, laissa retomber sa tête sur son oreiller, et me dit, en me menaçant du doigt index : Prenez garde, docteur, à personne, à personne !... » Je la calmai par des signesde consentement et des monosyllabes dits au hasard ; je la fis boire, je réveillai la brute qui devait la veiller, et je sortis. »

Ici le docteur fit une pause, prit du tabac prise sur prise, avec une sorte d’emportement·, et resta un moment comme abasourdi.. ·

Le lendemain la malade, contre mon attente, ne fut nullement mieux. Je pensai vingt fois me faire donner le chariot et partir ; il le fallait, mais comment laisser...’ ! Je résolus de rester, quoique j’eusse en ville des malades qui m’attendaient ; et, vous savez, on ne doit pas, on ne peut pas négliger ses malades, c’est s’exposer à perdre des pratiques. Mais prima, la pauvre demoiselle était dans un état désespéré ; wcanulo, je dirai vrai, j’éprouvais un vif intérêt pour cette malade ajoutez à cela que toute la famille me plaisait. C’étaient des gens bien peu aisés, mais bien élevés, bien plus civilisés qu’on ne l’est généralement dans nos pays. Le père avait été de son vivant un érudit, un auteur ; il va sans dire qu’il est mort misérable ; mais il était parvenu à donner à ses enfants beaucoup d’instruction ; il leur avait laissé toute une bibliothèque. Est-ce là ce qui faisait que je me trémoussais tant autour de la patiente ? y avait-il une autre cause ? seulement j’oserai dire que, dans la maison, on m’avait pris en affection et on me traitait comme un proche parent.

Cependant le temps était de plus en plus atfreux ; les communications étaient à peu près devenues impossibles, et c’était avec une peine infinie qu’on tirait de la ville des médicaments. La malade ne se remettait point ; les jours succédaient auxjours. Mais voilà.... alors... » Le médecin s’interrompit, puis il reprit : ·« Je ne sais comment vous expliquer cela.... » Il recourut à sa tabatière, prisa coup sur coup, toussa, prit vivement une gorgée de thé. « Je dirai la chose sans biaiser : ma malade.... quoi donc, se mit, dirai-je à m’aime1· ?... aimer, non ; pas aimer, si vous voulez.... et au reste, je ne sais ce que c’était que cela... — Le médecin se tut