Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/148

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ner, et la maîtresse de la maison passait le temps à travailler avec l’intendant, le maître d’hôtel et le sommelier en chef. Avant le dîner, la société se réunissait de nouveau pour causer ou lire ; la soirée était consacrée à la promenade, au jeu, à la musique ; madame Odintsof se retirait à dix heures et demie, donnait ses ordres pour le lendemain et se couchait. Cette vie régulière et quelque peu solennelle ne plaisait guère à Bazarof ; il disait qu’on semblait rouler sur des rails ; les laquais en livrée, les maîtres-d’hôtel majestueux froissaient ses sentiments démocratiques. Il trouvait que pour être conséquent, il eût fallu dîner aussi à l’anglaise, en frac et en cravate blanche. Il s’expliqua un jour sur ce point avec Anna Serghéïevna, qui permettait à chacun d’exprimer librement son opinion. Elle l’écouta jusqu’au bout et lui dit : « À votre point de vue l’observation est juste ; et il est vrai que je fais un peu la châtelaine. Mais à la campagne il est impossible de vivre sans ordre ; l’ennui vous prendrait. » Elle continuait à faire à sa façon, Bazarof grognait ; mais c’était précisément parce que la vie roulait « comme sur des rails, » qu’elle lui paraissait si agréable, ainsi qu’à Arcade. Au reste, dès leur arrivée il s’était fait en eux un changement bon à noter. Bazarof, pour qui madame Odintsof avait une préférence marquée, quoi qu’elle fût rarement de son avis, commença à montrer une agitation qu’on ne lui connaissait pas : il s’emportait facilement, parlait à contre-cœur, avait souvent l’air fâché, et ne pouvait