Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/180

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— Allons ! en route !

Les chevaux partirent et le tarantass fut bientôt hors de vue… Sitnikof, qui n’en revenait pas, jeta un regard courroucé sur son cocher, occupé à donner de petits coups de fouet narquois au cheval de volée, sauta dans la calèche, cria à deux paysans qui passaient : « Couvrez-vous donc, imbéciles ! » et reprit la route de la ville, où il arriva fort tard. Dès le lendemain, dans le salon de madame Koukchine, il traita comme leur conduite le méritait « les deux orgueilleux et grossiers personnages, » qu’il venait de quitter.

En prenant place à côté de Bazarof, Arcade lui serra fortement la main, et resta longtemps sans parler. Bazarof parut comprendre ce serrement de main et ce silence. La nuit précédente il n’avait ni dormi, ni fumé ; il ne mangeait presque plus depuis plusieurs jours. Sa figure sombre et amaigrie se dessinait nettement sous la visière avancée de sa casquette de voyage.

— Allons, mon cher, dit-il enfin, donne-moi un cigare… Je dois avoir la langue jaune ? Regarde.

— Oui, répondit Arcade.

— J’en étais sûr… Voilà que le cigare ne me paraît pas bon. La machine est disloquée.

— Effectivement, tu es changé depuis ces derniers temps, lui dit Arcade.

— Ce n’est rien : je me remettrai. Une seule chose me tracasse, c’est la tendresse de ma mère. Si l’on ne se bourre pas la panse en mangeant dix fois par jour, il faut voir comme elle se tourmente ! Mon père n’est