Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/195

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jeunes progressistes. Arina Vlassievna avait trouvé le temps de faire toilette ; elle portait un grand bonnet à rubans et un châle bleu à ramages. Elle se mit de nouveau à pleurer, dès qu’elle eut aperçu son Enioucha, mais il ne fut pas nécessaire que son mari intervînt pour la calmer ; elle essuya elle-même ses yeux au plus vite, de peur d’abîmer son châle. Les jeunes gens firent honneur au repas ; les hôtes, ayant déjà dîné, s’abstinrent de manger. Le service était fait par Fedka, que ses bottes incommodaient beaucoup, et par une femme borgne, aux traits masculins, nommée Anfisouchka, cumulant les fonctions de sommelier, de blanchisseuse et de femme de basse-cour. Durant tout le dîner, Vassili Ivanovitch se promena dans la chambre d’un air heureux et même extatique, tout en exposant les cruelles inquiétudes que lui donnait la politique de l’Empereur Napoléon, et l’obscurité de la question italienne. Arina Vlassievna semblait ne point voir Arcade ; le menton appuyé sur le poignet, elle montrait en plein sa figure ronde, à laquelle de petites lèvres gonflées, rouges comme des cerises, et des grains de beauté répandus sur les joues et au-dessus des sourcils, donnaient une expression toute particulière de bonté naïve. Les yeux fixés sur son fils, elle soupirait continuellement ; elle se mourait d’envie de savoir pour combien de temps il était venu, mais n’osait le lui demander. « S’il allait me répondre pour deux jours seulement ? » se disait-elle, et son cœur battait de peur. Après le rôti, Vassili Ivanovitch disparut pour un moment et revint