Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/298

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humble serviteur ; au reste, c’est dans l’ordre des choses.

Bazarof referma avec force le couvercle de la malle et se redressa.

— Maintenant je te répéterai, pour nos adieux (car il ne faut pas nous abuser, nous nous séparons pour toujours, et tu dois en être aussi certain que moi…) : tu agis sagement ; notre existence vagabonde, rude et triste ne te convient pas. Tu manques de hardiesse, de méchanceté, mais en revanche tu es doué d’une audace juvénile et d’une fougue juvénile ; cela ne suffit pas pour l’œuvre que nous poursuivons, nous autres. Et puis, vous messieurs les gentilshommes, vous ne pouvez aller au delà d’une généreuse indignation ou d’une généreuse résignation, ce qui ne signifie pas grand’chose. Vous croyez être de grands hommes, vous vous croyez au pinacle de la perfection humaine, quand vous avez cessé de battre vos domestiques, et nous, nous ne demandons qu’à nous battre et à battre. Notre poussière te rougirait les yeux, notre boue te salirait ; tu n’es vraiment pas à notre hauteur ; tu t’admires avec complaisance, tu prends plaisir à t’adresser des reproches ; tout cela nous ennuie ; nous avons bien autre chose à faire qu’à nous admirer ou à nous adresser des reproches : il nous faut d’autres hommes à mater. Tu es un excellent garçon ; mais tu n’en es pas moins toujours un gentillâtre doucereux, un petit seigneur libéral, et vola tou, pour parler comme mon noble père.