Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/94

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pas, une sorte de supériorité sur nous… Est-ce la jeunesse ? Non ; ce n’est pas uniquement la jeunesse. Cette supériorité ne consisterait-elle pas en ce qu’ils ont moins que nous l’empreinte des habitudes seigneuriales ? »

Kirsanof baissa la tête et se passa la main sur la figure.

« Mais dédaigner la poésie ? se dit-il bientôt après ; ne point sympathiser avec l’art, avec la nature ?… »

Il jeta les yeux autour de lui, comme s’il eût cherché à comprendre comment il était possible de ne point aimer la nature… Le jour baissait rapidement ; le soleil s’était caché derrière un petit bois de trembles situé à une demi-verste du jardin et projetait une ombre sans fin sur les champs immobiles. Un paysan monté sur un cheval blanc suivait au trot un étroit sentier qui longeait le bois ; quoiqu’il fût dans l’ombre, toute sa personne se voyait distinctement et l’on pouvait même remarquer une reprise sur son habit à la place de l’épaule ; les pieds du cheval se mouvaient avec une régularité et une netteté agréable à l’œil. Les rayons du soleil pénétraient dans le bois, et, traversant le fourré, coloraient les troncs des trembles d’une teinte chaude qui leur donnaient l’apparence de troncs de sapins, tandis que leur feuillage presque bleu était surmonté d’un ciel pâle, légèrement empourpré par le crépuscule du soir. Les hirondelles volaient très-haut ; le vent était tout à fait tombé ; des abeilles attardées bourdonnaient faiblement, comme à moitié endormies, dans les fleurs