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Page:Tournefort Voyage Paris 1717 T2.djvu/164

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et qu’Apollonius dit précisement que le débarquement se fit au Palais de Phinée, qui étoit sur le bord de la mer, est-ce trop hazarder que de proposer que Belgrade, qui naturellement est un lieu tout-à-fait charmant et veritablement digne du séjour d’un grand Prince, soit bâti sur les ruines de Salmydesse, dont Mauromolo étoit le port ?

Le portrait qu’Apollonius fait de Phinée, et les moyens que ce Prince donna aux Argonautes de passer les pierres Cyanées, sont tout-à-fait singuliers. Phinée averti que cette troupe de heros venoit d’arriver chez lui, se leva de son lit (car il se souvenoit que Jupiter avoit ordonné que ces demi-dieux lui rendissent service) et marcha moitié endormi, s’appuyant d’une main sur un bâton, et se cramponant de l’autre contre les murailles. Ce bon homme trembloit de langueur et de vieillesse ; à peine sa peau qui étoit collée sur ses os, pouvoit les empescher de se séparer. Dans cet état il parut comme un spectre à l’entrée d’un salon, où il ne fut pas plutost assis, qu’il s’endormit sans pouvoir dire un seul mot. Les Argonautes qui sans doute s’attendoient à toute autre figure, furent surpris à la veüe de ce spectacle ; cependant Phinée qui étoit plus occupé de ses propres affaires que de celles de ces heros, reprenant un peu ses esprits. Heros, dit-il, qui faites l’honneur de la Grece, car je connois bien qui vous êtes par la science que j’ay de deviner, ne vous retirez pas, je vous en conjure, sans m’avoir délivré du malheureux état où je suis. Y a-t-il rien de plus cruel que de mourir de faim dans l’abondance des vivres ? Ces maudites Harpies viennent m’ôter les morceaux de la bouche ; et si elles laissent quelque chose sur mes plats, elles l’infectent d’une puanteur si horrible, qu’il n’y a personne qui en puisse goûter, eust-on le cœur aussi inalterable que le diamant : mais il est porté par l’Oracle, que