Page:Tournefort Voyage Paris 1717 T2.djvu/439

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Aprés avoir mis nôtre Journal au net, nous tinmes conseil à table nous trois, pour déliberer sur la route que nous devions prendre le lendemain. Nous ne courions certainement aucun risque d’être entendus, car nous parlions François ; et qui est-ce qui peut se vanter dans le Mont Ararat d’entendre cette Langue, par même Noé s’il y revenoit avec son Arche ? D’un autre côté nous examinions les raisons des Bergers, lesquelles nous paroissoient tres pertinentes, et sur tout l’insurmontable difficulté de ne pouvoir boire que le soir ; car nous comptions pour rien celle d’escalader une Montagne aussi affreuse. Quel chagrin, disions-nous, d’être venus de si loin, d’être montez au quart de la Montagne, de n’avoir trouvé que trois ou quatre Plantes rares, et de s’en retourner sans aller plus avant ? Nous fîmes entrer nos Guides dans le conseil : ces bonnes gens qui ne vouloient pas s’exposer à mourir de soif et qui n’avoient pas la curiosité de mesurer, aux dépens de leurs jambes, la hauteur de la Montagne, furent d’abord du sentiment des Bergers, et ensuite ils conclurent qu’on pouvoit aller jusques à des certains rochers qui avoient plus de saillie que les autres, et que l’on reviendroit coucher au même gîte où nous êtions. Cet expedient nous parut fort raisonnable : on se coucha la-dessus, mais comment dormir dans l’inquietude où nous étions ? Pendant la nuit l’amour des Plantes l’emporta sur toutes les autres difficultez ; nous conclumes tous trois séparément, qu’il étoit de nôtre honneur d’aller visiter la Montagne jusques aux neiges, au hazard d’être mangez des Tigres. Dés qu’il fut jour, de peu de mourir de soif pendant le reste de la journée, nous commençames par boire beaucoup, et nous nous donnâmes une espece de question volontaire. Les Bergers, qui n’étoient plus si farouches, rioient de tout leur