Page:Tournefort Voyage Paris 1717 T2.djvu/440

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cœur, et nous prenoient pour des gens qui cherchions à nous perdre. Neantmoins aprés cette précaution il fallut disner, et ce fut un pareil supplice pour nous de manger sans faim, que d’avoir bû sans soif ; mais c’étoit une necessité absoluë, car outre qu’il n’y avoit point de gîte en chemin, bien loin de se charger de provisions, on a de la peine à porter même ses habits dans des lieux aussi scabreux. Nous ordonnâmes donc à deux de nos Guides d’aller nous attendre avec nos chevaux au Couvent abbandonné qui est au bas de l’abîme ; il faut le désigner ainsi, pour le distinguer de celui d’Acourlou qui est aussi abbandonné, et qui ne sert plus que de retraite aux voyageurs.

Nous commençames aprés cela à marcher vers la premiere barre de rochers avec une bouteille d’eau que nous portions tout à tour pour nous soulager ; mais quoique nos ventres fussent devenus des cruches, elles furent à sec deux heures aprés ; d’ailleurs l’eau battuë dans une bouteille est une fort désagreable boisson : toute nôtre esperance fut donc d’aller manger de la neige pour nous desalterer. Le plaisir qu’il y a en herborisant, c’est que sous pretexte de chercher des Plantes, on fait autant de détours que l’on veut, ainsi on se lasse moins que si par honneur il falloit monter en ligne droite ; d’ailleurs on s’amuse agréablement, sur-tout quand on découvre des Plantes nouvelles. Nous ne trouvions pourtant pas trop de nouveautez, mais l’esperance d’une belle moisson nous faisoit avancer vigoureusement. Il faut avoüer que la veüe est bien trompée quand on mesure une montagne de bas en haut, surtout quand il faut passer des sables aussi facheux que les Syrtes d’Afrique. On ne sçauroit placer le pied ferme dans ceux du Mont Ararat et l’on perd, en bonne Phisique, bien plus de mouvement que lorsqu’on marche sur