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Page:Tournefort Voyage Paris 1717 T2.djvu/442

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où nous êtions. Il fallut en déloger bientôt, de peur d’y gagner la pleuresie ; nous tombâmes ensuite dans un chemin tres fatiguant, c’étoient des pierres semblables aux moilons que l’on employe à Paris pour la maçonnerie, et nous êtions contraints de sauter d’un pavé sur l’autre. Cet exercice nous paroissoit tres-incommode, et nous ne pouvions nous empêcher de rire de nous voir obligez à faire un si mauvais manége ; mais franchement on ne rioit que du bout des dens. N’en pouvant plus je commençay le premier à me reposer, cela servit de pretexte à la compagnie pour en faire autant.

Comme la conversation se renouë quand on est assis, l’un parloit des Tigres qui se promenoient fort tranquillement, ou qui se joüoient à une distance assez raisonnable de nous. Un autre se plaignoit que ses eaux ne passoient pas, et qu’il ne pouvoit plus respirer. Pour moi je n’ai jamais tant apprehendé que quelque vaisseau limphatique ne se cassât dans mon corps. Enfin parmi tous ces petits contes avec lesquels nous tâchions de nous amuser, et qui sembloient nous donner de nouvelles forces ; nous arrivâmes sur le midi dans un endroit plus réjoüissant, car il nous sembloit que nous allions prendre la neige avec les dens. Nôtre joye ne fut pas longue, c’étoit une crête de rocher qui nous déroboit la veuë d’un terrein éloigné de la neige, de plus de deux heures de chemin, et ce terrein nous parut d’un nouveau genre de pavé. Ce n’étoient pas de petits cailloux, mais de ces petits éclats de pierres que la gelée fait briser et dont la vive-arête coupe comme celle de la pierre à fusil. Nos Guides disoient qu’ils étoient nuds pieds, et que nous serions bientost de même ; qu’il se faisoit tard et que nous nous perdrions indubitablement pendant la nuit, ou qu’au moins nous nous casserions le col dans les tenebres, si mieux n’ai-