Page:Tousseul - Aux hommes de bonne volonté, 1921.djvu/66

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uns lointains et effacés — si effacés parfois qu’ils semblent des souvenirs de souvenirs — les autres plus proches ; ceux-ci très doux ; ceux-là infiniment tristes ; les uns comme les autres toujours chers… Je revois le jardin de notre maison, là-bas, dans mon village séparé de la Meuse par ses rochers et ses oseraies, adossé aux terres rousses de Hesbaye ; où les collines boisées sont bleues ou noires, selon l’heure. Je revois le jardin clos où lorsque la cloche sonnait le glas et que toutes les cloches de la vallée se plaignaient dans la nuit, je songeais à mes chers morts : grand’mère dont nous n’avons aucun portrait, mais que je revois en chaque vieille cassée que je rencontre ; le petit frère que je n’ai jamais connu et que j’ai remplacé ; un oncle asthmatique, dont la petite maison était fleurie de roses trémières et de géraniums ; musicale de grillons, de canaris et de cloqueteux ; odorante de parfums champêtres — oh ! la chère maison ; — une petite morte jolie, rose et blonde, que j’avais aimée de tout mon cœur de douze ans et que j’avais placée dans le paradis à côté de mon frère ; un voisin au regard étrange — il buvait comme un trou — dont les doigts de magicien me fabriquaient des jouets d’un bâton de frêne ou de sureau ; une autre morte qui s’était éteinte en disant mon nom… et dont je ne parle jamais.

Jour de recueillement et d’amour universel. Là-bas, maman disait : « Aujourd’hui, on prie. L’an prochain peut-être l’un de nous manquera à l’appel. » (Elle prie toujours, ma bonne vieille maman, malgré toutes ses misères, ou peut-être à cause d’elles.) Le poêle était rouge ; la lampe fleurie, discrètement, éclairait la pièce et faisait, au dehors, un halo dans le brouillard. Nous ne bougions point, nous nous serrions près du feu. Un chien aboyait ; un oiseau de passage criait, le vent froissait les feuilles mortes dans la