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Page:Tremblay - La vente de la poule noire, anecdote canadienne, 1920.djvu/2

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Section I, 1920
Mémoires S.R.C.
[87]

La vente de la poule noire

(Anecdote canadienne[1])


Par Jules Tremblay.


Présenté par Marius Barbeau, M.S.R.C.
(Lu à la réunion de mai, 1919.)


Pitro Miray venait d’avoir vingt ans. Personne du village, même les plus ankylosés, ne pouvait imaginer avec une prévoyance aussi parfaite, les moyens que Pitro découvrait chaque jour de ne pas avoir de travail utile à préparer, et encore moins à faire. Sa paresse était un vœu, sa fainéantise un parti pris. Déjà il avait traversé la crise de ses années scolaires sans apprendre à lire, et il avait fait sa première communion à seize ans, par charité. Les villageois, le disant lunatique, l’abandonnaient à sa douce folie, et le laissaient occupé à son désœuvrement.

Pourtant, Pitro ne manquait pas de talents. Il était maître ouvrier dans l’art de fabriquer les pièges à prendre les oiseaux et les petits animaux à fourrure ; il savait mieux que tous métamorphoser en flageolets et sifflets les roseaux bordant la rivière et les tiges nouvelles coupées dans les bois.

Par les grandes chaleurs de l’été, il se vautrait dans l’herbe à dinde, à l’ombre du haut mur dégringolant la pente du chemin de rang, et permettait aux heures de couler sans rompre la monotonie somnolente de sa béatitude.

L’hiver venu, Pitro se collait au poêle et passait les jours à gosser des bouts de cèdre et de bois blanc qui devenaient des cages, des appeaux, des trébuchets. Cela le consolait d’avoir puisé de l’eau et fendu des bûches.

Le soir arrivé, s’il y avait veillée chez un voisin, il s’y rendait sans invitation et se plaçait le plus près possible de la chaleur. Mais il ne dansait pas. C’était trop fatigant. Il se contentait de faire affiler les autres et de les faire danser en sifflant dans ses deux mains bombées, ce qui l’avait fait surnommer la pétaque, sous prétexte que son sifflement ressemblait à celui d’un ocarina. Pitro chantait, aussi, et chantait des complaintes et des ballades à faire rêver les jeunesses trop

  1. Anecdote basée sur une croyance ancienne répandue en certains milieux des « Cantons de l’Est » et de la Nouvelle-Angleterre.