Page:Tristan Bernard - Contes de Pantruche.djvu/112

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bonne famille, qu’elle avait pour mari un commerçant honorable, je l’invitai à dîner pour le soir même, en cabinet particulier. Mais elle était attendue chez elle. Elle accepta mon rendez-vous pour le lendemain. Je l’accompagnai jusqu’à son train et je pris incontinent une voiture pour aller conter la chose à mon ami Édouard.

Édouard me demanda si la grosse dame était jolie. Je répondis : « Non, pas précisément. » (C’était en effet une grosse dame sur la beauté de laquelle les avis pouvaient être partagés, et je voulais enlever à Édouard la satisfaction bien légitime de la découvrir laide, au cas où il la rencontrerait à mon bras.)

Ma soirée, au boulevard, fut allègre, troublée seulement par un calcul dont je ne sortis point : peut-on avec quatre-vingt francs épuiser toute la série des plaisirs suffisants pour épater une dame indulgente de la banlieue ouest ?

Assis à la terrasse d’un café, je regardais les passants, avec le contentement du Monsieur qui a une liaison en vue, son pain sentimental cuit pour quelques semaines, et la perspective de pouvoir se reposer ensuite, au moins pendant six mois, sur les lauriers de cette première bonne fortune sérieuse.

J’allai, dans l’après-midi du lendemain, retenir deux places pour les Remords d’Alberte, pièce moderne en trois actes, à qui, quelques jours auparavant, la presse a fait un succès moyen. Il y a des pièces, vous savez, à qui la presse avait fait un accueil assez tiède, et qui, malgré ça, sont très bien. Et puis, aux abords des succès tapageurs, les marchands de billets sont si durs !

Deux places dans une baignoire. En arrivant de bonne heure, en donnant quarante sous à l’ouvreuse, on avait de fortes chances d’être seuls.

La grosse dame arriva à six heures. Un fiacre nous emmena vers le petit restaurant très convenable que m’avait indiqué