Page:Trobriand - Le rebelle, 1842.djvu/25

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vement, se pencha en dehors pour plonger un regard alarmé dans les ténèbres qui voilaient la campagne. Elle resta ainsi quelques minutes sous le poids d’une attente horrible et surnaturelle, ne sachant quelle force mystérieuse la retenait, quelle voix du cœur l’appelait. Bientôt un bruit léger traversa les airs, puis se répéta à sons pressés comme le bruit des fléaux quand les moissonneuses battent le grain sur l’aire. Il approchait, approchait, et bientôt encore, haletante, égarée, Alice sembla aspirer le galop d’un cheval, désespéré, inouï, comme si une bande de loups l’eussent poursuivi dans sa course. Une forme noire traversa la prairie plus prompte que l’ombre d’un nuage, franchit d’un bond prodigieux deux hautes barrières et vint s’arrêter comme un roc tombé sous la fenêtre où se penchait la jeune fille.

— Béni soit Dieu qui nous donne encore cette heure ! dit Laurent avec égarement.

Il se leva sur ses étriers, et embrassa dans une étreinte convulsive le front d’Alice qui ne fit pas un mouvement, mais devint froide comme le marbre dont elle avait la blancheur. Ses longs cheveux noirs ruisselaient sur ses épaules ; elle les rejeta en arrière par un geste de tête plein de désespoir en disant :

— Qu’y a-t-il ?

— Écoute ! dit-il sans répondre et en pressant ces longs anneaux contre ses lèvres. M’aimeras-tu toujours ?

— Toujours fit-elle.

— Même si l’enfer s’élève entre nous, s’il faut franchir une tombe pour arriver à moi.

— Une tombe ! s’écria-t-elle avec effroi. Au nom du ciel que voulez-vous dire ?

— Renoncer à toi ! mon Dieu ! Est-ce possible… Et pourtant !… Oh ! mon Alice bien aimée ! Ne serait-ce pas mieux de mourir ensemble !

— Tais-toi ! Tais-toi ! dit-elle. Tu me fais horriblement souffrir. Parle-moi sans égarement, sans folie…

Et elle caressait son front brûlant comme pour le calmer un peu. Lui ne disait plus rien, mais il pleurait !…

Les pleurs de Laurent de Hautegarde, de ce jeune homme si fier, si intrépide, tombaient une à une devant la jeune fille dont le regard prenait une fixité effrayante, car elle ne comprenait rien à ce qui se passait, et dans l’excès d’une douleur toute d’instinct, sa raison s’ébranlait prête à l’abandonner.

— Parle-moi ! Parle-moi vite, dit-elle. Je crois que je vais devenir folle.

— Non ! répondit-il, non ! Je ne puis… C’est au-dessus de mes forces, Alice… Sache seulement qu’il faut nous séparer…