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Page:Trollope - Les Bertram, volume 2.djvu/146

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sur elle-même était bien grand, et, dès qu’elle n’était plus seule, son regard devenait tout autre.

C’était la nuit qu’elle souffrait le plus. Elle s’éveillait d’un court sommeil, pour le voir devant elle, lui, toujours lui, — celui qui, dans l’essence des choses, était toujours son seigneur, le maître de son esprit et de son cœur, le seigneur de son âme. Pour se dérober à cette image, elle tournait son visage mouillé de pleurs vers l’oreiller, mais dans l’obscurité les prunelles lançaient des éclairs sous les paupières fermées, et à cette lueur elle le voyait encore. Elle le revoyait, tel qu’elle l’avait vu, debout, devant elle, dans sa timidité virile, sur le mont des Oliviers, alors qu’il lui avait dit pour la première fois qu’il l’aimait. Elle le revoyait, dans ses heures les plus charmantes, dans le petit salon de Littlebath, parlant rapidement, doucement et énergiquement à la fois, lui disant mille choses qu’elle ne comprenait pas toujours entièrement, mais qu’elle sentait bien être pleines d’esprit, de savoir et de vérité. Ah ! comme elle l’aimait orgueilleusement alors, — bien orgueilleusement, quoiqu’elle ne le lui eût jamais dit. Et puis elle le revoyait enfin tel qu’il était venu la trouver, ce jour fatal, tout bouillant de colère, lui disant des paroles qu’elle ne s’était jamais entendu adresser avant, mais au milieu desquelles on pouvait reconnaître une inexprimable tendresse.

Alors elle se retournait sur son lit, et par un puissant effort de volonté, elle chassait pour un temps ces pensées. Elle se mettait à repasser dans son esprit le nombre de chaises et de tables qu’elle avait comman-