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SUISSE


dération maintenue, ni le calme ni l’union ne régnèrent dans les esprits. Reconnue officiellement par l’Europe au congrès de Munster, la Suisse, qui avait fourni à Louis XIV de nombreux soldats, sentit son amour pour le grand roi se refroidir singulièrement lors de la révocation de l’édit de Nantes. À ce moment, le nombre des émigrés français en Suisse peut être estimé à 60,000 ; avec eux ils apportaient les industries nouvelles, des méthodes de culture inconnues, et cet afflux de sang nouveau ne fut pas sans influer sur le caractère des habitants, sur leur développement industriel, commercial et intellectuel. Si la Hollande avait été pendant la première moitié du xviie siècle, l’officine d’une masse de publications, la plupart dirigées personnellement contre Louis XIV, et le repaire favori de tous les contrefacteurs, la Suisse, et particulièrement Genève, qui est si rapprochée de la France, héritèrent de cette productive industrie, qui prit une extension considérable au moment où le parti philosophique, persécuté en France, dut chercher à l’étranger des presses qui lui permissent de lancer à travers le monde ses théories libératrices. Rousseau originaire de Genève, Voltaire réfugié à Ferney, ce dernier surtout, avec ses pamphlets incessants, furent les pourvoyeurs d’une industrie florissante ; le commerce de la librairie qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, car sous l’Empire, c’est de Genève comme de Bruxelles que nous venaient et les éditions microscopiques des œuvres interdites de Victor Hugo et ces brochures si caustiques, comme les Propos de Labienus, qui allaient frayer la voie à la troisième République. Après l’intervention française en Suisse et l’adjonction de nouveaux cantons, Argovie. Thurgovie, Vaud, Tessin, Saint-Gall, Grisons, le pacte fédératif qui unissait les cantons fut confirmé par le congrès de Vienne de 1815, qui porta définitivement a vingt-deux le nom brodes membres de la confédération en leur adjoignant les cantons de Valais, de Neufchatel et de Genève. En même temps la neutralité de la Suisse était solennellement proclamée. Depuis cette époque, la république a traversé quelques crises, soit en essayant de faire réviser le pacte fédéral qui unissait les cantons, soit même dans des tentatives séparatistes telles que l’essaya la ligue du Sonderbund. Telle est en résumé l’histoire de la Suisse. Ligués par des intérêts communs, les cantons ont fini par oublier une partie de leurs instincts particularistes et se faire à l’idée de patrie. On n’est plus de Soleure ou de Berne, on est Suisse et ce sentiment contribue et contribuera, par la solidarité, à l’affermissement du lien qui unit tous ces petits États et au développement de leur prospérité. Il est bien difficile d’établir une distinction, une ligne séparative entre les pays de plaines et les contrées de montagnes. Les cantons où les montagnes sont le moins pressées sont les plus voisins de la France, Argovie, Berne, Fribourg et Vaud ; partout ailleurs ce ne sont que vallées et montagnes, glaciers, chutes d’eau et torrents. Les montagnes de la Suisse ne sont pas aussi riches en minéraux qu’on le pourrait croire ; on n’y trouve guère qu’un peu d’anthracite et de houille, de la tourbe et de l’asphalte ; mais ce qui a contribué puissamment à faire connaître la Suisse, ce sont ses innombrables sources minérales et thermales, les unes sulfureuses, les autres ferrugineuses, qui, en attirant quantité de malades, ont au loin répandu le renom de la Suisse, cette contrée éminemment pittoresque. Ajoutez à cette courte nomenclature des marbres, de l’albâtre, du granit et quelques autres minéraux ; on voit qu’à ce point de vue, la Suisse passerait difficilement pour un des pays les plus riches de l’Europe. Les terres arables et les vignobles s’étendent sur une surface un peu plus considérable que les pâturages, 792,000 hectares ; quelques céréales, froment et maïs, mais en beaucoup trop petite quantité pour suffire à la consommation, des forêts où poussent le sapin, le châtaignier, le noyer, etc., d’ailleurs exploitées jadis à outrance, de sorte que le bois qu’on y coupe est aujourd’hui insuffisant pour la consommation ; des pâturages et des prairies cultivées où l’on élève quantité de bestiaux, voilà pour les richesses naturelles de la Suisse. Ajoutons que le lait des innombrables vaches laitières est précieusement recueilli et qu’on en fabrique d’excellents fromages dont la réputation est européenne. D’innombrables espèces de poissons peuplent les lacs et les rivières de la Suisse, saumons, truites, anguilles, ferras, etc., qui apportent un appoint sensible aux objets d’alimentation. Quant aux animaux sauvages, s’ils ont été jadis très communs, ils ont presque complètement disparu et l’on ne trouve plus qu’un petit nombre d’ours et de loups, tandis que les chamois et les bouquetins, tous les jours pourchassés, savent aujourd’hui parfaitement se tenir en dehors de la portée des fusils et se réfugient dans les contrées les plus inaccessibles. Bien que les montagnes, qui la coupent en tous sens, paraissent apporter des obstacles considérables au développement de l’industrie ; bien que les tunnels percés à travers les montagnes soient de création toute récente, bien que le défaut presque absolu de combustible et la petite quantité de chemins de fer, ne permettent que la création d’un nombre restreint de fabriques et un lent écoulement des marchandises, on constate cependant, depuis un certain nombre d’années, la marche régulière et constante en avant de l’industrie suisse qui parvient à fabriquer à des prix impossibles pour nous. Le tissage emploie près de trois millions de broches, la mousseline, la soierie, la tannerie, la papeterie, les chapeaux de paille, les armes, les machines à vapeur de toute sorte, les bois sculptés et découpés, les boites à musique, la bijouterie dont le centre est à Genève, l’horlogerie qui est concentrée dans le Jura et produit pour plus de 100 millions par an de pendules et de montres, les orgues, telles sont les principales industries et fabrications de la Suisse. Mais il en est une qui laisse bien loin en arrière toutes les autres, non seulement par les résultats qu’elle obtient déjà, mais encore par ceux qu’elle est en droit d’attendre de la multiplication des chemins de fer, des facilités de tout genre apportées aux voyages et du goût du déplacement qui semble s’être emparé depuis quelques années de l’Europe entière, c’est l’exploitation du voyageur. Pour ceux qui ont fait comme nous leurs délices des Voyages en zigzag de Topfer et des impressions d’Alexandre Dumas, il est impossible de reconnaître dans la Suisse actuelle ce qu’elle était il y a seulement quarante ans. Des hôtels magnifiques, des restaurants, des buvettes, des cafés, avec tout le confort désirable, sont non seulement installés dans les villes principales, mais sont encore venus s’établir dans le voisinage, au pied même de toutes les curiosités naturelles que le touriste vient visiter en Suisse. Il ne faudra pas trop nous étonner le jour où l’on nous apprendra la création d’un hôtel à la cime du mont Blanc ou du Cervin. On peut dire que cette exploitation des voyageurs a absolument gâté tout voyage en Suisse en lui enlevant tout pittoresque ou tout imprévu. Il en est de même pour les ascensions ; on les faisait jadis en risquant de se casser les os, il n’en est plus de même aujourd’hui, les passages dangereux ont été garnis de garde-fous et bientôt on étendra devant vous des tapis pour vous empêcher de glisser sur la glace. Sans aller chercher nos informations dans l’amusante fantaisie de Daudet « Tartarin dans les Alpes », nous pouvons regretter qu’une excursion à la mer de glace n’offre pas plus de péril qu’une promenade à Robinson. Tout le monde veut être allé en Suisse et, soyez en persuadé, il n’est personne qui ne revienne avec quelque bel incident. Le voyage bien émouvant, mais qui n’existe que dans son imagination. On sait qu’un capital de 300 millions est engagé dans cette industrie qui n’occupe pas moins de 20,000 personnes. Au reste voici ce que dit Reclus, le passage est instructif et mérite d’être reproduit  : « Aubergistes, portefaix, guides, sonneurs de cor, ouvreurs de barrières, garde cascades, portiers de grottes, poseurs de planches sur les torrents, mendiants de toute espèce embusqués derrière des haies, tous ceux qui vivent du visiteur étranger, l’exploitent sans la moindre pudeur. Tout se vend, jusqu’au verre d’eau, jusqu’au signe indicateur de la main. On cherche à s’approprier les beaux sites pour en faire payer chèrement la vue et plus d’une cascade est enlaidie par d’affreuses palissades qui la défendent des regards du pauvre. » Il y a quelque chose d’ignoble dans une exploitation aussi effrontée des beautés naturelles d’un pays et c’est un des vilains traits du caractère national. Cependant il ne faut pas rester sur cette mauvaise impression, il vaut mieux admirer la vaillance de ce petit peuple qui a su, avec le concours de l’étranger, il est vrai, vaincre les obstacles que lui opposait la nature. Les abominables sentiers où l’on transportait à dos d’hommes ou de mulets toutes les marchandises ont été remplacées en bien des endroits par de belles routes soigneusement entretenues ; des ponts en bois, en fer, en maçonnerie ont été jetés sur les fleuves et les torrents et 2,829 k il. de chemins de fer sont exploités. Tous ces travaux, les derniers surtout qui ont nécessité quantité de viaducs, de rampes, de tunnels, n’ont pas été sans coûter des sommes considérables qui, d’ailleurs, ont été amplement compensées par les revenus qui n’ont cessé d’augmenter. C’est ainsi que le percement du Saint-Gothard, commencé en 1872 et terminé en 1882, a considérablement profité à la Suisse. La ligne n’a pas coûté moins de 980,000 francs par kil. il est vrai, mais ce chemin de fer n’a pas transporté moins de 462,000 tonnes de marchandises en 1883, et le profit, tous frais payés, n’a pas été inférieur à six millions. Profitant de la situation centrale qui force les marchandises de l’Autriche et d’une partie de l’Europe orientale à emprunter la ligne de I’Arlberg pour gagner les ports français de l’Atlantique, celles de l’Angleterre et du Nord de l’Europe à passer par le Saint-Gothard pour gagner l’Italie et celles de la France qui devront prendre la route du Simplon, la Suisse est appelée à un avenir économique merveilleux, et l’on doit déjà toute son adniiration à un peuple qui sur un territoire en somme peu fertile, encombré de montagnes, sans mines, sans rivages, n’ayant, qu’une population de 3 millions d’habitants, a su arriver à ce chiffre énorme de plus d’un milliard de commerce extérieur.


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Evreux, imprimerie de Charles Hérisset.