Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/244

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servir à distinguer l’usure énorme et punissable de l’usure médiocre et tolérable ? Ne sait-on pas même qu’il y a des usures qu’on est obligé de tolérer ? Il n’y en a peut-être pas de plus forte que celle qu’on connaît à Paris sous le nom de prêt à la petite semaine ; elle a été quelquefois jusqu’à 2 sous par semaine pour un écu de 3 livres : c’est sur le pied de 173 et un tiers pour 100. Cependant c’est sur cette usure vraiment énorme que roule le détail du commerce des denrées qui se vendent à la halle et dans les marchés de Paris. Les emprunteurs ne se plaignent pas des conditions de ce prêt, sans lequel ils ne pourraient faire un commerce qui les fait vivre, et les prêteurs ne s’enrichissent pas beaucoup, parce que cet intérêt exorbitant n’est guère que la compensation du risque que court le capital. En effet, l’insolvabilité d’un seul emprunteur enlève tout le profit que le prêteur peut faire sur trente ; en sorte que si le risque d’infidélité ou d’insolvabilité de l’emprunteur était d’un sur trente, le prêteur ne tirerait aucun intérêt de son argent, et que si ce risque était plus fort, il perdrait sur son capital.

Maintenant, si le ministère public est obligé de fermer les yeux sur une usure aussi forte, quelle sera donc l’usure qu’il pourra poursuivre sans injustice ? Prendra-t-il le parti de rester tranquille et d’attendre, pour faire parler la loi, que l’emprunteur qui se croit lésé provoque son activité par une plainte ou une dénonciation ? Il ne sera donc que l’instrument de la mauvaise foi des fripons qui voudront revenir contre les engagements contractés librement : la loi ne protégera que ceux qui sont indignes de sa protection ; et le sort de ceux-ci sera plus avantageux que celui des hommes honnêtes, qui, fidèles à leurs conventions, rougiraient de profiter d’un moyen que la loi leur offre pour les en dégager.

XV. — Ce qui se passe à Angoulême est une preuve des inconvénients attachés à l’arbitraire de la jurisprudence.

Toutes ces réflexions s’appliquent naturellement à ce qui se passe à Angoulême, où les juges ont reçu des dénonciations, et instruit une procédure criminelle à l’occasion de prêts auxquels des juges plus familiarisés avec la connaissance des opérations du commerce n’auraient fait aucune attention. Si l’admission de ces dénonciations a donné au commerce une secousse dangereuse, a compromis injustement la fortune et l’honneur des particuliers, a fait triompher la manœuvre odieuse d’une cabale de fripons ; ces magistrats ont à