Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/370

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le moment même où le besoin général allait l’établir, vont l’étouffer dans sa naissance. Quoi qu’il en soit, le peuple s’étant accoutumé pendant plusieurs années à un prix excessif, il en résultera du moins cet avantage, que lorsque, par le retour de l’abondance, le grain retombera non plus au prix qu’il avait avant la liberté, mais à un prix approchant de celui que doit lui donner la liberté, le peuple, qui éprouvera alors un soulagement très-sensible, ne songera point à se plaindre d’un surhaussement qui n’est tel qu’autant qu’on le compare à une époque déjà oubliée, et duquel d’ailleurs il ne souffrira en aucune manière. Je dis qu’il n’en souffrira point, parce que la révolution n’est pas moins consommée par rapport à l’augmentation du prix des salaires que par rapport à celle du prix des grains.

J’ai déjà observé que le prix moyen du seigle était, à Limoges, avant 1764, d’environ 10 livres, et celui du froment d’environ 15 livres le setier de Paris, et que j’avais lieu de croire que ce prix serait désormais fixé à 12 livres pour le seigle et 18 livres pour le froment. C’est une augmentation dans la proportion de 5 à 6. Quand je suis arrivé dans cette province, il y a neuf ans, les journées communes étaient à 10 sous ; elles sont à présent à 12 sous ; l’augmentation est exactement dans la même proportion de 5 à 6. J’attribue la promptitude avec laquelle les salaires se sont mis au niveau des prix, à l’augmentation sensible du revenu des propriétaires, et cette augmentation a deux causes. D’abord le haut prix du grain, qui leur a été très-avantageux, du moins jusqu’en 1770 ; car la récolte de 1769 ayant manqué en tout genre, les propriétaires, obligés de nourrir les colons et les pauvres à des prix excessifs, n’ont presque joui d’aucun revenu. Ensuite le prix avantageux auquel les bestiaux de toute espèce se sont vendus ; et je rapporterai à ce sujet une observation que j’ai lue, je crois, dans les Éphémérides du citoyen ; c’est que cette vente si avantageuse des bestiaux était tout à la fois l’effet et la preuve de l’augmentation de la culture encouragée par la liberté du commerce. En effet, la cause la plus vraisemblable qu’on puisse imaginer de cette augmentation de prix, sans diminution de l’espèce, est l’empressement des propriétaires et des fermiers à se procurer une beaucoup plus grande quantité de bestiaux qu’auparavant, pour forcer les labours et les engrais. Cette observation, que je crois très-vraie, méritait d’être mise sous vos yeux.