Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/400

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Si, au contraire, c’est le nombre des acheteurs qui est diminué par l’exclusion des étrangers ou de certaines personnes, alors le vendeur est lésé ; et si la lésion est portée à un point que le prix ne le dédommage pas avec avantage de ses frais et de ses risques, il cessera de produire la denrée en aussi grande abondance, et la disette s’ensuivra.

La liberté générale d’acheter et de vendre est donc le seul moyen d’assurer, d’un côté, au vendeur, un prix capable d’encourager la production ; de l’autre, au consommateur, la meilleure marchandise au plus bas prix. Ce n’est pas que, dans des cas particuliers, il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateur dupe ; mais le consommateur trompé s’instruira, et cessera de s’adresser au marchand fripon ; celui-ci sera décrédité et puni par là de sa fraude ; et cela n’arrivera jamais fréquemment, parce qu’en général les hommes seront toujours éclairés sur un intérêt évident et prochain[1]. Vouloir que le gouvernement soit obligé d’empêcher qu’une pareille fraude n’arrive jamais, c’est vouloir l’obliger de fournir des

  1. Le principe, que le gouvernement ne doit pas intervenir dans les transactions commerciales, ne nous paraît comporter qu’une seule exception, relative aux cas où il ne serait point au pouvoir du consommateur d’échapper à la cupidité frauduleuse du marchand. C’est ainsi, par exemple, que l’autorité publique surveille à bon droit le commerce des matières d’or et d’argent, qu’elle pourrait étendre cette surveillance à celui des denrées alimentaires susceptibles d’altération, et qu’elle l’applique, enfin, au danger que court l’acheteur d’être trompé sur la mesure ou sur le poids des produits. Ces précautions rentrent dans la catégorie de toutes celles que la police emploie pour garantir les citoyens des crimes, délits et dommages dont ils ne sauraient se préserver eux-mêmes. Cela est une conséquence du contrat social, qui implique que la protection de tous doit être acquise à l’individu toutes les fois et aussi longtemps que, par la nature des choses, elle lui est nécessaire. Maintenant, la mauvaise foi possible des vendeurs, en dehors des circonstances énumérées plus haut, ou qui leur seraient analogues, peut-elle être réputée, pour les acheteurs, un péril auquel il ne dépende pas d’eux de se soustraire ? Pour résoudre la question, il suffit de se demander avec bonne foi si la masse du public a pour habitude de payer les choses au-dessus de leur prix courant, et si les personnes à qui le fait arrive ne commettent pas une faute dont le principal reproche doive tomber sur elles-mêmes ? À moins donc de prétendre que la masse des acheteurs, c’est-à-dire tout le monde, car chacun joue ce rôle dans la société, ne soit la dupe nécessaire des marchands, ou que personne ne doive faire usage, dans le commerce ordinaire de la vie, de la raison que Dieu lui a donnée en partage, il faut bien reconnaître avec Turgot, qu’à part même leurs immenses inconvénients, toutes mesures préventives contre la mauvaise foi des vendeurs seraient encore de la plus complète inutilité. On peut bien, par des lois, par des règlements administratifs, mettre l’industrie à la torture ; mais rendre les fripons honnêtes gens et donner de l’esprit aux sots, est une tâche dans laquelle ne réussira jamais aucun législateur. (E. D.)