Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/439

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V. Y a-t-il beaucoup de gens qui vivent de l’intérêt de l’argent prêté ?

Observation. — Il y a dans les grandes sociétés une foule d’emplois qui ne peuvent être exercés que par des hommes entièrement disponibles, c’est-à-dire qui n’aient pas besoin pour leur subsistance ou pour la conservation de leur fortune d’une assiduité et d’un travail continuels, et qui puissent être enlevés aux fonctions laborieuses de la société, sans interrompre ni déranger la circulation des travaux et des dépenses dont dépend la reproduction perpétuelle des richesses. Tels sont les emplois des ministres d’État, des administrateurs des provinces, des membres des tribunaux, d’une foule d’officiers et de mandarins plus ou moins élevés en dignité. — 11 est visible qu’un propriétaire obligé de cultiver sa terre, un entrepreneur de culture, un manufacturier, un commerçant, à quelque point qu’on les suppose riches, ne pourraient se livrer aux fonctions de la guerre ou de la magistrature, sans abandonner les travaux qui les font subsister, et sans diminuer les revenus de la nation. — Il n’y a que le propriétaire qui jouit sans travail de son revenu, et le prêteur d’argent qui en reçoit l’intérêt, qui puissent, sans déranger ni leur fortune, ni l’ordre des travaux productifs, se livrer à toute sorte d’occupations, à l’étude des sciences, aux fonctions publiques de la guerre, de la justice, de l’administration. — Tous ces travaux supposent des hommes sinon riches, du moins qui jouissent sans travail d’une subsistance honnête, et qui, n’étant point engagés au travail par le besoin, puissent écouter des motifs plus nobles, tels que l’amour de la gloire, le désir de la considération, et l’amour du bien public.

Il est vrai que les officiers de guerre et de justice, les mandarins de tous les ordres, recevant des appointements proportionnés à leur grade, peuvent subsister sur ces appointements. Mais outre que des hommes déjà riches, et qui travailleraient plus pour l’honneur que pour l’intérêt, coûteraient moins à l’État, ils seraient aussi moins tentés d’abuser de leur emploi par des exactions, moins exposés à la vénalité, que des hommes qui, n’ayant que leurs appointements, n’ont de perspective à laisser à leur famille, en cas de mort, que la misère, s’ils ne trouvent pas moyen d’amasser du bien dans leurs places.

En France on achète les places de magistrature, et un très-grand nombre de ces places ne rapportent que très-peu de chose. C’est assurément un grand abus que les emplois s’achètent ; mais cet abus prouve que des gens riches peuvent être excités, par le seul motif de l’honneur et de la considération publique, à consacrer au service de l’État non-seulement leur temps et leur travail, mais encore une partie de leur fortune. D’ailleurs, quoique, absolument parlant, les officiers publics puissent n’avoir que leurs appointements, comme pour parvenir aux emplois il faut, à la Chine, s’y être préparé par de longues études, avoir subi plusieurs examens, fait différents voyages, il faut être au-dessus du premier besoin, et pouvoir subsister pendant tout le temps de ses études sans gagner aucun salaire par son travail. Il faut donc au moins être né de parents riches qui puissent subvenir aux frais de cette longue éducation.

Il est vrai qu’un riche laboureur, un gros négociant, peuvent gagner assez pour faire cette dépense en faveur de leurs enfants, lesquels, une fois placés, vivraient sur leurs appointements ; en sorte qu’il ne serait pas abso-