Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/510

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perte est doublée encore, parce que dans cette guerre d’oppression réciproque, où le gouvernement prête sa force à tous contre tous, on n’a excepté que la seule branche du labourage, que toutes oppriment de concert par ces monopoles sur les nationaux, et qui, bien loin de pouvoir opprimer personne, ne peut même jouir du droit naturel de vendre sa denrée, ni aux étrangers, ni à ceux de ses concitoyens qui voudraient l’acheter ; en sorte que, de toutes les classes de citoyens laborieux, il n’y a que le laboureur qui souffre du


    temps, le mérite de n’être pas une inconséquence. Les hommes d’État de l’époque croyant à la balance du commerce, c’est-à-dire au miracle d’un peuple vendant ses produits sans acheter ceux des autres nations, il était rationnel de leur part de proscrire le travail de l’étranger. Mais, aujourd’hui que personne n’ignore qu’on ne peut assimiler le commerce de deux nations quelconques à celui du marchand en boutique avec les consommateurs, il faut convenir que le maintien des faits correspondants à la doctrine contraire est un écart des règles de la raison auquel on ne saurait plus trouver d’excuse. Et il en a d’autant moins, que le système mercantile a été rendu plus désastreux qu’il ne l’était précédemment, par le juste abandon d’un autre principe admis encore avant 1789. Le plus sacré de tous les droits de l’homme, celui de se livrer au travail avec une pleine liberté, n’était alors reconnu que d’une manière imparfaite par le gouvernement. Non-seulement il y était porté atteinte par le régime des communautés et des maîtrises, mais encore par une foule d’autres monopoles, individuels ou collectifs, qu’obtenaient les manufacturiers et les commerçants. Le travail était, eu un mot, réputé droit domanial. Mais, si ce principe était absurde et révoltant en soi, on ne peut nier qu’il ne produisît un heureux effet au point de vue du privilège ; car, en concédant à l’autorité publique le pouvoir, qu’elle ne possède plus, d’une intervention pleine et entière dans les choses industrielles, il empêchait le monopole de se dévorer lui-même, sans profit pour le public, et au grand dommage des agents sous ses ordres, des simples travailleurs. L’ensemble de ce système organisait, au moins, l’ordre dans le désordre, et avait l’avantage de régler la guerre faite à la masse des consommateurs. Par son moyen, le gouvernement, pouvant limiter la production en même temps qu’il fermait les débouchés, était en mesure de prévenir les crises commerciales devenues une calamité périodique de nos jours. Mais, en ne conservant que la moitié de ce régime, comme nous l’avons fait, c’est-à-dire en introduisant la liberté dans l’industrie manufacturière, et en continuant à la refuser dans l’ordre commercial, on a aggravé la situation sous un certain rapport, et on ne l’a pas rendue moins anormale qu’autrefois, depuis surtout que les merveilles de la mécanique ont imprimé à la production un élan que n’avaient pas même soupçonné nos pères. « Nous ressemblons, disait, il y a quelque temps, celui de nos écrivains dont le langage a prêté le plus de coloris aux vérités de l’économie politique *, à des chauffeurs qui augmenteraient la dose de la vapeur et qui chargeraient en même temps les soupapes. Où cette ardeur désordonnée doit-elle nous conduire ? » Elle nous conduira quelque jour, nous le croyons, à la liberté complète du travail ; mais ce ne sera, il faut bien le dire, qu’après avoir passé par des souffrances dont Dieu seul a le secret. (E. D.)

    * M. Blanqui, Journal des Économistes, tome I. page 202, Des dangers du régime prohibitif.