Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/518

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philosophes ne prenaient pas la nature des choses à rebours, et n’apercevaient point de simples abstractions dans les éléments individuels du corps social, et, dans cette abstraction qu’on appelle l’État, une réalité à laquelle la personnalité humaine devait être offerte perpétuellement en sacrifice. De là, leur respect profond pour la propriété territoriale et mobilière, et pour la plus sacrée de toutes, celle à laquelle les deux autres doivent leur origine, la propriété du travail. De là enfin la conséquence, que le citoyen ne pouvant jamais absorber l’homme, l’impôt ne devait prendre qu’une portion déterminée du revenu national, et qu’il ne devait la demander qu’à ceux qui étaient en possession d’un actif disponible, d’un superflu réel. Que le système des économistes atteigne ou non ce résultat, toujours est-il que la pensée qui lui sert de base a l’évidence d’une démonstration mathématique, à moins qu’on ne soutienne que le travail, qui nourrit l’homme dans l’état sauvage, ne doive pas pourvoir à ses besoins dans l’état civilisé. Mais comme par la force des choses, et de l’aveu de tous les économistes, le travail ne saurait produire plus que l’entretien du simple travailleur, il faut bien admettre que, si l’impôt est combiné de telle sorte qu’il ravisse à celui-ci une portion de son salaire, il y a dans ce fait un désordre moral dont le contre-coup doit, par mille effets divers, nuire au progrès de la richesse de la société. C’est qu’au fond l’utile ne se distingue pas du juste, quand on donne au premier de ces mots son véritable sens, ou qu’on l’applique, non à ce qui sert l’intérêt de quelques-uns, mais à ce qui sert l’intérêt de tous. Nous ne ferons qu’une remarque à l’appui de cette proposition, dont tout lecteur cherchant la vérité de bonne foi pourra suppléer les développements. N’est-il pas certain, par exemple, que la marche de la richesse en Europe a toujours suivi les progrès de la moralité publique ? Après la chute de l’empire romain, l’esclavage ne fait que changer de forme, et partout la misère est profonde. Mais elle s’affaiblit, au contraire, à mesure que l’homme rentre dans les droits de sa personnalité, et les pays qui s’enrichissent le plus sont ceux où le travail rapporte davantage aux gens qui s’y livrent, et où l’on voit décroître avec rapidité le pouvoir de ces oppresseurs féodaux, qui appelaient vivre noblement la faculté de vivre aux dépens des travailleurs. Et de nos jours même, d’où proviennent tous les embarras économiques que nous cause le système colonial, sinon des mauvais