fondements solides, qui réprime l’indépendance sans opprimer la liberté. — En deux mots, faire le bonheur des sociétés, en assurer la durée, voilà le but et la perfection de la politique ; et c’est par rapport à ces deux grands objets que nous allons examiner les progrès de l’art de gouverner, et montrer combien il a été amélioré par le christianisme.
Les premiers législateurs étaient hommes, et leurs lois portent l’empreinte de leur faiblesse. Quelle vue pouvait être assez vaste pour reconnaître d’un coup d’œil tous les éléments des sociétés politiques ? Serait-ce dans l’enfance de l’humanité qu’on aurait pu résoudre le plus difficile comme le plus intéressant des problèmes ? Et dans ce labyrinthe ténébreux, où la raison sans expérience ne pouvait manquer de s’égarer, n’était-il pas pardonnable aux législateurs de suivre quelquefois la lueur trompeuse des passions de la multitude ? De là ces vertus chimériques, ces vertus de système auxquelles on a si souvent immolé la vertu véritable ; de là ces fausses idées de l’utilité publique restreinte à un petit nombre de citoyens.
Quel plan que celui de Lycurgue, qui abandonnant cette sage économie de la nature, par laquelle elle se sert des intérêts et des désirs des particuliers pour remplir ses vues générales et faire le bonheur de tous, détruisit toute idée de propriété, viola les droits de la pudeur, anéantit les plus tendres liaisons du sang ! Son projet était si extravagant, qu’il fut obligé d’interdire à ses citoyens la culture des terres et tous les arts nécessaires à la vie. Il fallut que, pour faire jouir leurs maîtres d’une égalité qui ne produisait pas même la liberté, un peuple entier d’esclaves fût soumis à la plus cruelle tyrannie. Jouets des caprices de ces maîtres barbares, on les dépouille de tous les droits de l’humanité, et même des droits sacrés de la vertu. On les force de se livrer à des excès déshonorants, et de se rendre eux-mêmes l’exemple du vice pour en inspirer l’horreur aux jeunes Lacédémoniens. On pousse en eux l’avilissement de l’humanité jusqu’à regarder comme une action indifférente de les tuer même sans raison. Pour procurer à dix mille citoyens le rare bonheur de mener la vie la plus austère, de faire toujours la guerre sans rien conquérir, des lois sacrifient tout un peuple, et ne rendent pas même heureux le petit nombre qu’elles favorisent.
Malheur aux nations dont un faux esprit de système a ainsi conduit les législateurs ! Ceux qui s’y livrent ne font que resserrer leur objet pour l’embrasser. Les hommes en tout ne s’éclairent que par le tâtonnement de l’expérience. Les plus grands génies sont eux-mêmes entraînés par leur siècle, et les législateurs n’ont fait souvent qu’en fixer les erreurs en voulant fixer leurs lois. Presque tous ont négligé d’ouvrir la porte aux corrections dont tous les ouvrages des hommes ont besoin, ou d’en rendre les moyens faciles ; et il n’est resté pour remédier aux abus que la ressource, plus triste que les abus mêmes, d’une révolution totale, qui détruisant la puissance que les lois tirent de l’autorité souveraine, ne leur laisse que celle qu’elles reçoivent de leur utilité, ou de leur conformité avec l’équité naturelle.
Mais ni les progrès lents et successifs, ni la variété des événements qui élèvent les États sur les ruines les uns des autres, n’ont pu abolir un vice fondamental enraciné chez toutes les nations, et que la seule religion a pu détruire. Une injustice générale a régné dans les lois de tous les peuples. Je vois partout que les idées de ce qu’on a nommé le bien public ont été bornées à un petit nombre d’hommes ; je vois que les législateurs les plus désintéressés pour leurs personnes ne l’ont point été pour leurs concitoyens,