réunie de tous leurs désirs particuliers, pouvaient-ils croire qu’il fût un prix capable de la payer ? Pouvaient-ils croire qu’il y eût un moyen de la conserver sous des lois ? C’est l’ambition qui a formé les premiers empires. C’est par elle que de nouveaux conquérants ont été successivement élevés sur les premiers. Les bornes de l’ambition ne sont point dans elle-même. Elle a voulu que tout pliât sous ses caprices. Les excès de sa tyrannie ont souvent produit la liberté. Ailleurs, les peuples fatigués de l’anarchie se sont rejetés dans les bras du despotisme. En vain, pour arrêter ces combats perpétuels des passions, des législateurs ont essayé de les captiver par des lois qui, ne concordant pas avec les opinions et les mœurs, ont été trop faibles contre les passions. Je crois voir une liqueur bouillante dans les vases qui la contiennent, elle s’en échappe de tous côtés, et souvent les brise avec éclat. La religion, en tempérant son effervescence, en donnant au cœur humain une solidité capable de le soutenir par lui-même, a pu seule fixer enfin ces balancements funestes aux États.
En mettant l’homme sous les yeux d’un Dieu qui voit tout, elle a donné aux passions le seul frein qui pût les retenir. Elle a donné des mœurs, c’est-à-dire des lois intérieures plus fortes que tous les liens extérieurs des lois civiles. Les lois captivent ; elles commandent. Les mœurs font mieux ; elles persuadent, elles engagent, et rendent le commandement inutile. Il semble que les lois annoncent aux passions l’obstacle qu’elles peuvent renverser. Un roi s’irrite contre la loi qui le gêne, le peuple contre celle qui l’asservit. Les mœurs n’opposent point une autorité visible contre laquelle il puisse se faire une réunion. Leur trône est dans tous les esprits. Se révolter contre elles, c’est se révolter à la fois contre tous les hommes et contre soi-même. Aussi les mœurs ne sont et ne peuvent être violées que par quelques particuliers et dans quelques parties. En un mot, elles sont le frein le plus puissant pour les hommes, et presque le seul pour les rois. Or, la seule religion chrétienne a eu sur toutes les autres cet avantage, par les mœurs qu’elle a introduites, d’avoir partout affaibli le despotisme. Voyez depuis l’Océan Atlantique sans interruption, jusqu’au delà du Gange, toutes les rigueurs de la tyrannie régner avec la religion de Mahomet ! Jetez les yeux par delà cette zone immense, et voyez au milieu de la barbarie le christianisme conserver chez les Abyssins la même sûreté pour les princes, la même aisance pour les sujets, le même gouvernement et les mêmes mœurs qu’il entretient dans l’Europe. Les limites de cette religion semblent être celles de la douceur du gouvernement et de la félicité publique.
En montrant aux rois le tribunal suprême d’un Dieu qui jugera leur cause et celle des peuples, elle a fait disparaître à leurs yeux même la distance de leurs sujets à eux, comme anéantie, comme absorbée dans la distance infinie des uns et des autres à la Divinité. Elle les a en quelque sorte égalés dans leur abaissement commun. Les princes et les sujets ne sont plus deux puissances opposées qui, alternativement victorieuses, fassent passer sans cesse les États de la tyrannie à la licence, et de l’anarchie au despotisme. Les peuples, par la soumission que la religion leur inspire ; les princes, par la modération qu’ils tiennent d’elle, concourent également au même but, au bonheur de tous. « Peuples, soyez soumis à l’autorité légitime », a dit dans tous les temps cette religion, et lors même qu’elle voyait toute la puissance des empereurs armée contre elle, elle répétait encore : « Peuples, soyez soumis à l’autorité légitime » ; mais elle n’a jamais cessé d’ajouter : « et