sentir. Mais l’ordre des parties de ce tableau présenté à l’âme, change souvent le tableau même. L’âme apprit à observer ces variations dans leurs cours. Durant les premières expériences de ces changements, on ne distingua point encore les parties qui conservaient entre elles la même situation relative, soit que le total parût se mouvoir, comme les animaux, soit qu’il parût fixé à la même place, comme un arbre. Ainsi, tant que les images présentes à nos sens ne furent que le résultat de chaque point coloré ou résistant dont elles sont composées, l’esprit ne les conçut, pour ainsi dire, qu’en bloc.
Les premières idées individuelles sont donc nécessairement collectives par rapport aux parties dont elles sont composées ; en aucun temps l’analyse des ouvrages des hommes n’a pu ni ne pourra être poussée au dernier degré ; il n’y a point, à proprement parler, d’idées simples ; elles se résolvent toutes en résultats de sensations dont les éléments et les causes diverses peuvent être analysés jusqu’à un point dont le terme nous est inconnu.
Mais l’analyse des premiers hommes n’était pas poussée fort loin. Les masses d’idées ne furent divisées qu’à mesure que la variété des phénomènes, et surtout des besoins, amenait l’expérience. Les besoins des hommes ne sont relatifs qu’à ces masses ; l’anatomie des fruits est inutile pour s’en nourrir, encore moins l’analyse des idées qui nous avertissent de leur présence. — Les idées sont un langage et de véritables signes par lesquels nous connaissons l’existence des objets extérieurs. Ce n’est point par raisonnement qu’on s’aperçoit des rapports qu’ils ont avec nous. La Providence, en nous inspirant des désirs, nous a sagement épargné une voie si longue. De là, les hommes ont nécessairement rapporté leurs sensations aux objets extérieurs qu’ils supposent existants. Où en serions-nous, s’il avait fallu qu’avant d’aller chercher leur nourriture, ils eussent, de leurs propres sensations regardées uniquement comme des affections de leur âme, conclu l’existence des objets hors d’eux-mêmes ?
On a donc commencé par donner des noms relatifs aux masses existantes. Les idées étant des signes de l’existence des objets extérieurs, ne les représentent point exactement ; de loin un chêne ressemble à un orme, et voilà l’idée d’un arbre, non que j’aie l’idée d’un arbre qui ne soit ni chêne ni orme, mais parce que j’ai une idée qui m’avertit de l’existence d’un arbre sans me dire si c’est l’un ou l’autre. C’est là l’origine de l’abstraction. L’idée est simple, sans doute, si on la considère en elle-même indépendamment de ses rapports, c’est-à-dire que c’est toujours une certaine figure, une certaine couleur ; mais cette figure, cette couleur, l’expérience nous apprend qu’elle est également le signe de l’existence d’un orme ou d’un chêne.
Il en est de même des signes du langage. La première fois ils ne désignèrent qu’un objet déterminé ; mais, en s’appliquant à plusieurs objets, ils devinrent généraux. Peu à peu on distingua différentes circonstances, et pour mettre plus de clarté dans le langage, on donna des noms aux modes ou manières d’être qui ne sont, par rapport à nos idées, que des rapports de distance, ou bien des rapports aux différentes sensations qu’excitent en nous les différents langages que les objets nous parlent, si j’ose m’exprimer ainsi.
Ainsi les idées des modes reçurent des noms après celles des substances, qui furent regardées comme l’idée principale, quoique les sens nous les procurassent en même temps. Ainsi, ce fut en tirant les signes du langage